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de Mazarin. Malheureusement le plus opiniâtre des frondeurs, Paul Scarron, n'était pas en mesure de répondre à un défi de ce genre: aussi M. de Bergerac ne le provoque-t-il pas au combat il se contente de montrer dans les souffrances physiques du poëte burlesque une expiation des torts de sa langue dès longtemps prévus par la Providence : « Considérez en lui, dit-il, de quelles verges le ciel châtie la calomnie, la sédition et la médisance. Venez, écrivains burlesques, voir un hôpital tout entier dans le corps de votre Apollon il meurt chaque jour par quelque membre, et sa langue reste la dernière afin que ses cris nous apprennent la douleur qu'il ressent1. »

Cyrano, dans son zèle ministériel, le prend de bien haut avec ce pauvre Scarron, coupable, il est vrai, d'avoir mis en vogue le genre burlesque qui donna le ton aux mazarinades. Mais Scarron avait par surcroît un autre tort plus grave peut-être aux yeux de son détracteur: il ne faisait pas de pointes, et Cyrano était passé maître dans ce faux goût qui nous venait de l'Italie; il hérissait son style, qui lui paraissait merveilleux, de ces traits où l'imagination vivifie ridiculement des abstractions, et où l'esprit joue puérilement sur les mots; car c'est là le double secret de ce travers qui fut alors une véritable manie, et dont Boileau, après Molière, a signalé et réprimé les excès. Boileau, ce grand redresseur de torts littéraires, et si judicieux dans sa haine contre les pointes,

1 Euvres comiques, galantes et littéraires de Cyrano de Bergerac, 1 vol. in-18, édit. P.-L. Jacob, 1858, p. 97.

a peut-être poussé trop loin la sévérité contre le burlesque, qui au moins dans Scarron est plutôt une espièglerie de l'esprit qu'une dépravation du goût. Toujours est-il que ce fut une mode, ou si l'on veut, une épidémie au temps de la régence, et à ce titre nous lui devons une place aussi bien qu'à l'écrivain qui en fut l'inventeur et qui en est resté le modèle. La maladie bizarre et cruelle qui atteignit Scarron jenne encore, et qui arrêta dès le début ses succès dans le monde, avait laissé vivre dans ce corps difforme un esprit pénétrant et railleur; pour se venger gaiement et alléger ses souffrances physiques, le spirituel malade se prit à défigurer le monde à son image: ses ennemis naturels furent dès lors la noblesse, la grandeur, la régularité. Il fit grimacer les figures héroïques et ramena les belles créations du aux proportions mesquines de la bourgeoisie et de la populace; il donna aux dieux et aux mœurs du Marais, le langage de la rue Saint

génie antique

héros les

Denis. Ce travestissement pratiqué par un esprit naïf dans son affectation, délicat sous sa grossièreté d'emprunt, surprit et charma le public. Le burlesque saisit brusquement toutes les imaginations. Il avait au moins

pour réussir le mérite de la nouveauté, car il ne ressemblait que par le nom aux caprices de bouffonnerie triviale qui sont le burlesque des Italiens. Le burlesque de Scarron est la transformation des caIractères et des sentiments nobles en figures et en passions vulgaires opérée de telle sorte que la ressemblance subsiste sous le travestissement, et que le rapport soit sensible dans le contraste. Le procédé

de notre poëte diffère de la parodie en ce qu'il conserve à ses personnages leur rang et leur condition en abaissant leur langage et leurs mœurs, et cette opposition est un élément de plus pour le comique.

Outre le travestissement des caractères, une des sources les plus fécondes du comique de Scarron, ce sont les anachronismes ou le transport des temps modernes dans l'antiquité. Ainsi lorsque Énée aborde sur le sol africain, il veut avant tout apprendre si les habitants de ce rivage

Sont chrétiens ou mahométans 1.

Didon ouvre ses repas par le benedicite; elle rend la justice sans prendre d'épices. Junon, après avoir rebâti les murailles de Samos, l'exempte de tailles; elle y fonde deux ou trois colléges « avec de fort beaux priviléges; » quant à la nymphe Déiopée que la déesse promet à Éole pour prix de ses services, voici quelques-unes des qualités qu'elle apportera en dot :

Elle entend et parle fort bien
L'espagnol et l'italien :
Le Cid du poëte Corneille
Elle le récite à merveille,

Coud le linge en perfection

Et sonne du psaltérion 2.

Les traits de ce genre, qui sont nombreux, venant à l'improviste, causent maintes surprises qui donnent aux nerfs de vives secousses.

1 Virgile travesti, 2 vol. in-12, Michel David, 1705; t. I, liv. 1, p. 31.

2 Ibid., p. 2.

Un autre artifice de Scarron, c'est de mêler la critique littéraire à la morale. Toutes les fois que l'auteur qu'il travestit prête à la censure, il relève les invraisemblances avec une malice ingénue et sans paraître y songer. Ainsi, même en admirant Virgile, on trouve qu'Enée et son compagnon séjournent bien longtemps dans le brouillard qui les enveloppe et les dérobe à la vue de Didon; aussi n'est-on pas fâché d'entendre Achate « dire au sieur Énée : »

Passerons-nous ici l'année 1?

La réflexion jetée après la paraphrase de l'exclamation de Salmonée, discite justitiam moniti, est du même genre et non moins piquante :

Cette sentence est bonne et belle;

Mais en enfer à quoi sert-elle?

Faire là des sermons si beaux,

C'est donner des fleurs aux pourceaux 2.

Ne fait-il pas une juste et plaisante censure du carac

tère d'Enée dans ce passage:

Enée fit le Jéremie

Et mouilla sa face blêmie,
Il pleuroit en perfection
Et même sans affliction 3.

C'est par ces traits de critique saine et ingénieuse,

par le rapport constant de la caricature au modèle, par le sel, la vivacité et le naturel de la plaisanterie,

1 Virgile travesti, t. 1, liv. 1, p. 65.

2 lbid., t. II, liv. VI, p. 166.

Ibid., ch. 1, P.

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que Scarron désarme parfois le rigorisme des gens de goût, et c'est pour cela, sans doute, que Racine, qui n'osait pas sur ce point rompre en visière à son ami Despréaux, n'en lisait pas moins, en se cachant de lui et à la dérobée, quelques pages de l'Enéide travestie. Avouons-le cependant, malgré tout l'esprit de Scarron, ce long travestissement du génie antique ne supporte pas une lecture suivie; car, à l'honneur du cœur humain, de toutes les monotonies, celle de la raillerie est peut-être la plus insipide. Le burlesque veut être pris à petite dose. On se fatigue bientôt, on ne tarde pas à se reprocher de rire de ce qu'on devrait admirer, et la surprise de plaisir arrachée à notre malignité par la vivacité imprévue et le tour ingénieux d'une plaisanterie indiscrète s'évanouit au réveil des nobles sentiments qui sont le véritable aliment et le nerf de l'intelligence humaine. Boileau montrera plus tard comment on peut sans irrévérence ni outrage badiner avec le genre héroïque, lorsque, prenant à rebours la méthode de Scarron, il assaisonnera par le merveilleux de l'action, par l'héroïsme des poses, et par la noblesse du langage, les incidents et les personnages d'une fable comique.

N'en déplaise à Cyrano de Bergerac, le burlesque de Scarron n'est pas un sacrilége inexpiable; mais quelle que soit l'habileté de cet écrivain dans un genre faux que ses imitateurs et notamment d'Assouci ont rendu méprisable, quel que soit l'entrain de bouffonnerie de ses comédies, qui ont eu l'honneur d'égayer l'adolescence de Louis XIV, le bagage littéraire de Scarron serait presque nul pour la postérité, s'il n'a

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