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peut lire sans vertige. Après avoir représenté à l'homme l'infini de grandeur dans l'immensité, et acculé, pour ainsi parler, l'existence finie de l'homme. à l'extrême limite où le néant commence, Pascal, sur le bord de l'abîme, saisit tout à coup et presque convulsivement l'atome, l'atome imperceptible aux sens, il s'en empare, il le brise, et, par un effort imprévu, il en fait sortir l'infini : « Mais pour présenter à l'homme un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours, il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons. dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse que

les autres par leur étendue1. » Il est vrai, la tête se perd, le regard s'éblouit, la raison se trouble dans cette conception étrange, disons plus, dans cette vision, où Pascal, mêlant le monde de la matière et celui des idées, transporte dans l'ordre physique une propriété des nombres qui peuvent en effet se multiplier indéfiniment par la pensée, en deçà de l'unité comme au delà; mais qu'on y prenne garde, le croyant sincère a frappé l'imagination de l'incrédule, et étourdi le rebelle qu'il veut soumettre.

Pascal a des griefs sérieux contre les témérités de la raison, mais il n'a pas de haine contre la raison elle-même. Sans doute il a jeté sur le papier d'éloquentes invectives: « Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même. Humiliezvous, raison impuissante; taisez-vous, nature imbécile; apprenez que l'homme passe infiniment l'homme, et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez 2. » Il est encore bien ému et bien véhément lorsqu'il s'écrie: « Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et rebut de l'univers3; s'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible.»

1 Pensées de Pascal, page 5.

2 Ibid., p. 121.

3 Ibid.,

↳ Ibid.,

p. 119.

135.

On remarquera que pour le commencement

Pascal a dit tout cela; et puisqu'il le disait, il l'a pensé; mais ne sent-on pas jusque sous ces mots frémissants je ne sais quelle tendresse fraternelle pour cette créature jugée de si haut et d'un ton si fier? Aussi ne s'étonne-t-on pas d'entendre sortir de la même bouche d'autres paroles qui proclament, non sans orgueil, la grandeur de l'homme : « L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui. L'univers n'en sait rien1.» D'ailleurs cette raison qu'il rudoie, Pascal la prend pour juge sur elle-même : « La raison, dit-il, ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu'il y a des occasions où elle doit se soumettre 2. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle doit se soumettre, et qu'elle ne se soumette pas quand elle juge qu'elle ne doit pas le faire3. Il n'y a rien de si conforme à la raison que le désaveu de la raison dans les choses qui sont de foi; et rien de si contraire à la raison

de ce passage célèbre et le complément qui le termine, nous donnons deux indications; c'est qu'en effet il a été formé par le rapprochement de deux fragments séparés l'un de l'autre dans le manuscrit. Nous sommes bien loin d'en faire un crime aux premiers éditeurs.

1 Pensées de Pascal, page 20.

2 Ibid., p. 185.

3 Phrase ajoutée dans la première édition par Nicole, qui a aussi modifié les phrases qui suivent.

que le désaveu de la raison dans les choses qui ne sont pas de foi. Ce sont deux excès également dangereux d'exclure la raison, de n'admettre que la raison.» Ainsi les détracteurs systématiques de la raison n'ont pas à compter sur Pascal; et comme sa foi ne l'aveugle pas, de même la sévérité de ses principes ne le jette pas dans les rangs de ces tourmenteurs de conscience qui appellent la force en aide à la prédication. Ce n'était pas un persécuteur, celui qui écrivait ces lignes qu'on attribuerait volontiers à Fénelon : « La conduite de Dieu, qui dispose de toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l'esprit par les raisons, et dans le cœur par la grâce; mais de vouloir la mettre dans le cœur et dans l'esprit par la force et par les menaces, ce n'est pas y mettre la religion, mais la terreur 2. » Et encore : «< Commencez par plaindre les incrédules; il ne faudrait les injurier que si cela leur était utile, mais cela leur nuit 3. >>

1 Dans le manuscrit de Pascal, il y a seulement : « Il n'y a rien de si conforme à la raison que le désaveu de la raison »>> (p. 186); et à côté : « denx excès : exclure la raison, n'admettre que la raison. »>

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2 Pensées de Pascal, page 295.

3 Ibid.

CHAPITRE V

La Régence d'Anne d'Autriche.

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Le Ministère de Mazarin.

La

Invasion du mauvais goût. Romans historiques. Mademoiselle de Scudery. - Tentatives d'é

Calprenède.

popées. Chapelain.

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Saint-Amant. La Fronde.

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La publication des Provinciales fut le seul grand événement littéraire de la période placée entre la mort de Richelieu et le règne personnel de Louis XIV: encore n'y a-t-il pas moyen de le rapporter à l'esprit dominant de l'époque. C'est de l'austére solitude de Port-Royal et de la conscience indignée d'un chrétien séparé du monde que jaillit, à l'improviste, cet accident de génie. L'Espagnole Anne d'Autriche et le Sicilien Mazarin n'étaient ni disposés à encourager les écrivains, ni capables de les inspirer. Le relâchement s'introduisit de toutes parts; l'enflure castillane, l'affectation italienne, tous les caprices du mauvais goût, purent se donner carrière. Le génie de Corneille, qui avait produit sous Richelieu, en quelques années de sublime fécondité, sans reprendre haleine, le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte et le Menteur, subit alors une première éclipse dans Théodore, se relève avec effort par Rodogune et par Héraclius, pour descendre bientôt jusqu'à Pertharite. Seulement le sort de Condé pendant la Fronde l'avait

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