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Nicole, associé aux travaux et aux épreuves du grand Arnauld, fut comme le Mélanchthon de ce Luther orthodoxe. Sa patience érudite amassait les matériaux qui devenaient des armes dans les mains de son chef. Né pour la paix, il lui arriva quelquefois de demander un peu de relâche qui lui était toujours refusé. Enfin, il se dégagea de cette alliance, et, rendu à ses goûts naturels, il écrivit ses Essais de Morale qui tendent tous à pacifier les âmes en maitrisant les passions et en affermissant les croyances religieuses. Il oppose l'Évangile non-seulement à l'indifférence sceptique de Montaigne, mais aux excès du zèle religieux; s'il ne veut pas de cette paix trompeuse que procure « l'incuriosité» sur les mystères de la vie humaine, il combat également la foi tyrannique qui s'impose avec violence. Nicole nous apaise sans nous affaiblir; il donne à l'âme de la sérénité, une douce chaleur, une assurance tout ensemble calme et courageuse; il adoucit et il fortifie, et c'est en ce sens que madame de Sévigné, dont l'imagination si vive est souvent si judicieuse, dit à sa fille qu'elle voudrait faire de tel des Essais de Nicole << un bouillon pour l'avaler. »

Au nombre des solitaires, et le plus détaché du siècle, se trouvait Antoine Lemaître, fils de l'une des sœurs du grand Arnauld. Ses succès au barreau devaient le porter aux plus hautes dignités de la magistrature, lorsque frappé d'un coup irrésistible de la grâce il renonça irrévocablement au monde pour se consacrer sans partage aux pratiques de la piété la plus austère. Il avait montré le premier ce que pou

vait devenir la langue du barreau, et quoiqu'il n'ait pas échappé à tous les défauts de la plaidoirie contemporaine, «< on trouve, a dit d'Aguesseau, dans ses discours des traits qui font regretter que l'éloquence de l'auteur n'ait pas eu la hardiesse de marcher seule et sans ce nombreux cortège d'orateurs, d'historiens et de Pères de l'Église qu'elle mène à sa suite. » Antoine Lemaître trouvait à Port-Royal son frère Lemaître de Saci, traducteur de la Bible et du poëme de la Gráce de saint Prosper, voué dès lors à l'éducation des enfants avec Claude Lancelot qui donna des leçons à Racine. On remarquait encore dans cette pieuse solitude, que visitait souvent Arnauld d'Andilly par lequel elle communiquait avec le monde, les De Pontis, les Du Fossé, les Fontaine, qui ont laissé des mémoires si intéressants où le moderne historien de Port-Royal' a trouvé de précieux matériaux.

La plus solide gloire de Port-Royal n'est pas dans les controverses qu'il a soutenues avec courage et talent, mais dans les ouvrages que ses maîtres ont composés pour l'instruction de la jeunesse. La Grammaire générale, qui appartient pour la partie philosophique à Antoine Arnauld, les Méthodes grecque et latine, écrites selon les principes de la Grammaire générale, et surtout l'Art de penser ou la Logique, sont des titres qui ne périront point. Le plus sûr moyen de relever les études et de les rendre profitables serait de s'attacher à ces livres, fruits du sa

1 Port-Royal, par M. Sainte-Beuve. 5 vol. in-8, 2e édition, Hachette, 1860.

voir, de la méditation et de l'expérience : ils ne sont au-dessus de l'enfance que parce qu'on néglige d'élever jusqu'à eux l'esprit de l'enfance. Cela est vrai de toutes ces œuvres consciencieuses, et on gagnerait surtout beaucoup à mettre aux mains des jeunes gens la Logique, qui, bien comprise, armerait si puissamment les intelligences et les cœurs contre tous les sophismes qui pervertissent la raison et les mœurs. Les bons livres ne nous manquent pas, mais la connaissance approfondie de ce que nos devanciers ont écrit sainement et judicieusement.

Après avoir payé, bien incomplétement sans doute, notre dette de reconnaissance à ces maîtres habiles et vertueux qui ont formé Racine et inspiré Rollin, nous pouvons revenir à Pascal. La nouvelle œuvre religieuse conçue par ce grand homme avait surtout pour but de faire passer la foi qui l'animait dans le cœur des incrédules et des sceptiques; il ne s'adressait pas aux chrétiens qu'il aurait troublés plutôt qu'édifiés. Il ne faut pas oublier que Pascal avait rencontré dans le monde quelques-uns de ces athées alors si nombreux dont parle le père Mersenne; il avait conversé avec les Miton, les Desbarreaux, qui se targuaient de leur incrédulité. Combien il en avait souffert, on le voit par cette plainte ironique : « Prétendent-ils nous avoir bien réjouis, de nous dire qu'ils tiennent que notre âme n'est qu'un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et content? Est-ce donc une chose à dire gaiement? Et n'est-ce pas une chose à dire tristement, au contraire, comme la chose du monde la

plus triste1?» Dans ces entretiens qui le blessaient si profondément, il avait remarqué qu'il n'avait point de prise par le raisonnement contre ces esprits frivoles et superbes, contre ces cœurs endurcis ou nonchalants. « Je ne me sens pas, disait-il, assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre les athées endurcis2; » il n'en avait pas non plus pour réveiller les indifférents. Il comprit que pour faire brèche il fallait frapper ailleurs. Il s'adresse donc à l'imagination; il lui donne le vertige en lui découvrant le double abîme de l'infini et du néant; il s'épouvante lui-même de la terreur qu'il veut produire, et c'est seulement lorsqu'il a confondu et humilié l'orgueil de la raison par la puissance du mystère, qu'il entreprend de la relever et de la consoler en lui montrant derrière ces nuages et ces fantômes l'éternelle vérité.

Pascal veut avant tout émouvoir et troubler ceux qu'il combat et qu'il prétend réduire. Comment en douter lorsqu'il écrit : « En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, en regardant tout l'univers muet, et l'homme sans lumière, abandonné à luimême et comme égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen d'en sortir. Et sur cela, j'admire com

1 Pensées de Pascal, page 140, édit. de M. Havet. 2 Ibid., page 158.

ment on n'entre point en désespoir d'un si misérable état. Je vois d'autres personnes auprès de moi, d'une semblable nature: je leur demande s'ils sont mieux instruits que moi : ils me disent que non; et sur cela, ces misérables égarés ayant regardé autour d'eux et ayant vu quelques objets plaisants, s'y sont donnés et s'y sont attachés. Pour moi, je n'ai pu y prendre d'attache en considérant combien il y a plus d'apparence qu'il y a autre chose que ce que je vois : j'ai recherché si ce Dieu n'a pas laissé quelques marques de soi1.» Évidemment cette terrible image qui pénètre dans l'âme, et qui l'oppresse comme du poids d'un cauchemar dont elle voudra se delivrer, est destinée à donner prise sur l'intelligence à la faveur du trouble de l'imagination.

Voici maintenant une étonnante page que nul ne

1 Pensées de Pascal, édit. de M. Ernest Havet, 1 vol. in-8°, 1852, p. 169. Nos renvois se rapportent tous à cette édition qui est pour son auteur un titre littéraire et philosophique de grande valeur, et pour les admirateurs de Pascal un service éminent. On peut dire que M. Cousin, dans son savant et éloquent ouvrage sur la publication de Port-Royal, avait ruiné le livre des Pensées; après cet éclat, M. Prosper Faugère nous avait donné (1844, 2 vol. in-8°) avec une scrupuleuse fidélité et une sagacité rare le texte même de Pascal; M. Havet nous a rendu le livre des Pensées. Il a fait disparaître toutes les altérations et surcharges introduites par les éditeurs de 1670; il a suivi pour le classement des matériaux un ordre excellent; il a accompagné son texte d'un commentaire qu'on ne saurait lire avec trop d'attention, ni trop louer; enfin il a placé en tête de son volume une étude sur les Pensées digne, par la beauté du langage, par la finesse et la profondeur des idées, de l'œuvre qu'elle précède.

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