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trois prix, et les seuls que l'Académie allait distribuer, j'allais les recevoir. Je me rendis à l'assemblée avec des tressaillements de vanité, que je n'ai pu me rappeler depuis sans confusion et sans pitié de ma jeunesse. Ce fut bien pis lorsque je fut chargé de mes fleurs et de mes couronnes. Mais quel est le poëte de vingt ans à qui pareille chose n'eût pas tourné la tête?

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On fait silence dans la salle; et, après l'éloge de Clémence Isaure, fondatrice des Jeux floraux, éloge inépuisable, prononcé tous les ans au pied de sa statue, vient la distribution des prix. On annonce d'abord que celui de l'ode est réservé. Or, on savait que j'avais mis une ode au concours, on savait aussi que j'étais l'auteur d'une idylle non couronnée: on me plaignait, je me laissais plaindre. Alors on nomma à haute voix le poëme auquel le prix est accordé; et à ces mots, Que l'auteur s'avance," je me lève, j'approche, et je reçois le prix. On applaudit comme de coutume, et j'entends dire autour de moi, "Il en a manqué deux; il ne manque pas le troisième: il a plus d'une corde et plus d'une flèche à son arc." Je vais modestement me rasseoir au bruit des fanfares ; mais bientôt on entend l'annonce du second poëme, auquel l'Académie a cru devoir, dit-elle, adjuger le prix d'éloquence plutôt que de le réserver. L'auteur est appellé, et c'est encore moi qui me lève. Les applaudissements redoublent, et la lecture de ce poëme est écoutée avec la même complaisance et la même faveur que celle du premier. Je m'étais remis à ma place lorsque l'idylle fut proclamée, et l'auteur invité à venir recevoir le prix; on me voit lever pour la troisième fois; alors, si j'avais fait Cinna, Athalie et Zaïre, je n'aurais pas été plus applaudi. L'effervescence fut extrême. Légère fumée de vaine gloire! Qui le sait mieux que moi, puisque de mes essais qu'on trouvait si brillants, il n'y en a pas un seul qui, quarante ans après, relu même avec indulgence, m'ait paru digne d'avoir place dans la collection de mes œuvres. Mais ce qui me toucha sensiblement encore dans ce jour si flatteur pour moi, c'est ce que je vais raconter.

Au milieu du tumulte et du bruit d'un peuple enivré, deux grands bras noirs s'élèvent et s'étendent vers moi. Je regarde, je reconnais mon régent de troisième, ce bon père Mollosse qui, séparé de moi depuis plus de huit ans, se retrouvait à cette fête. A l'instant je me précipite, je fends la foule, et, me jetant dans ses bras avec mes trois prix: "Tenez, mon père, ils sont à vous," lui dis-je, "et c'est à vous que je les dois."

MARMONTEL.

L'ORAGE ET LA CAVERNE DES SERPENTS AU PÉROU.

UN murmure profond donne le signal de la guerre que les vents vont se déclarer. Tout à coup leur fureur s'annonce par d'effroyables sifflements. Une épaisse nuit enveloppe le ciel et le confond avec la terre; la foudre, en déchirant ce voile ténébreux, en redouble encore la noirceur; cent tonnerres qui roulent et semblent rebondir sur une chaîne de montagnes, en se succédant l'un à l'autre, ne forment qu'un mugissement qui s'abaisse et qui se renfle comme celui des vagues. Aux secousses que la montagne reçoit du tonnerre et des vents, elle s'ébranle, elle s'entr'ouvre ; et de ses flancs, avec un bruit horrible, tombent de rapides torrents. Les animaux épouvantés s'élançaient des bois dans la plaine; et, à la clarté de la foudre, les trois voyageurs pâlissant voyaient passer à côté d'eux le lion, le tigre, le lynx, le léopard, aussi tremblants qu'eux-mêmes dans ce péril universel de la nature, il n'y a plus de férocité, et la crainte a tout adouci.

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L'un des guides d'Alonzo avait, dans sa fayeur, gagné la cime d'une roche. Un torrent qui se précipite en bondissant la déracine et l'entraîne, et le sauvage qui l'embrasse roule avec elle dans les flots. L'autre Indien croyait avoir trouvé son salut dans le ereux d'un arbre; mais une colonne de feu, dont le sommet touche à la nue, descend sur l'arbre, et le consume avec le malheureux qui s'y était sauvé.

Cependant Molina s'épuisait à lutter contre la violence des eaux; il gravissait dans les ténèbres, saisissant tour à tour les branches, les racines des bois qu'il rencontrait, sans songer à ses guides, sans autre sentiment que le soin de sa propre vie; car il est de moments d'effroi où toute compassion cesse, où l'homme, absorbé en lui-même, n'est plus sensible que pour lui.

Enfin il arrive, en rampant, au bas d'une roche escarpée; et, à la lueur des éclairs, il voit une caverne dont la profonde et ténébreuse horreur l'aurait glacé dans tout autre moment. Meurtri, épuisé de fatigue, il se jette au fond de cette antre; et là, rendant grâce au ciel, il tombe dans l'accablement.

L'orage enfin s'apaise: les tonnerres, les vents cessent d'ébranler la montagne; les eaux des torrents, moins rapides, ne mugissent plus alentour; et Molina sent couler dans ses veines le baume du sommeil. Mais un bruit, plus terrible que celui des tempêtes, le frappe, au moment même qu'il allait s'endormir.

Ce bruit, pareil au broiement des cailloux, est celui d'une multitude de serpents, dont la caverne est le refuge. La voûte en est revêtue; et, entrelacés l'un à l'autre, ils forment, dans leurs movements, ce bruit qu'Alonzo reconnaît. Il sait que le venin de ces serpents est le plus subtil des poisons; qu'il allume soudain, et dans toutes les veines, un feu qui dévore et consume, au milieu des douleurs les plus intolérables, le malheureux qui en est atteint. Il les entend, il croit les voir rampants autour de lui, ou pendus sur sa tête, ou roulés sur eux-mêmes, et prêts à s'élancer sur lui. Son courage épuisé succombe; son sang se glace de frayeur; à peine il ose respirer. S'il veut se traîner hors de l'antre, sous ses mains, sous ses pas, il tremble de presser un des dangereux reptiles. Transi, frissonnant, immobile, environné de mille morts, il passe la plus longue nuit dans une pénible agonie, désirant, frémissant de revoir la lumière, se reprochant la crainte qui le tient enchaîné, et faisant sur lui-même d'inutiles efforts pour surmonter cette faiblesse.

Le jour qui vint l'éclairer justifia sa frayeur. Il vit

réellement tout le danger qu'il avait pressenti; il le vit plus horrible encore. Il fallait mourir ou s'échapper. Il ramasse péniblement le peu de forces qui lui restent; il se soulève avec lenteur, se courbe, et, les mains appuyées sur ses genoux tremblants, il sort de la caverne, aussi défait, aussi pâle qu'un spectre qui sortirait de son tombeau. Le même orage qui l'avait jeté dans le péril l'en préserva; car les serpents en avaient eu autant de frayeur que lui-même; et c'est l'instinct de tous les animaux, dès que le péril les occupe, de de cesser d'être malfaisants.

Un jour serein consolait la nature des ravages de la nuit. La terre, échappée comme d'un naufrage, en offrait partout les débris. Des forêts, qui, la veille, s'élançaient jusqu'aux nues, étaient courbées vers la terre ; d'autres semblaient se hérisser encore d'horreur, Des collines qu'Alonzo avait vues s'arrondir sous leur verdoyante parure, entr'ouvertes en précipices, lui montraient leurs flancs déchirés. De vieux arbres déracinés, précipités du haut des monts, le pin, le palmier, le gayac, le cèdre, étendus, épars dans la plaine, la couvraient de leurs troncs brisés et de leurs branches fracassées. Des dents de rochers, détachées, marquaient la place des torrents; leur lit profond était bordé d'un nombre effrayant d'animaux doux, cruels, timides, féroces, qui avaient été submergés et revomis par les eaux.

Le

Cependant ces eaux écoulées laissaient les bois et les campagnes se ranimer aux feux du jour naissant. ciel semblait avoir fait la paix avec la terre, et lui sourire en signe de faveur et d'amour. Tout ce qui respirait encore recommençait à jouir de la vie: les oiseaux, les bêtes sauvages avaient oublié leur effroi, car le prompt oubli des maux est un don que la nature leur a fait, et qu'elle a refusé aux hommes.

MARMONTEL.

SCÈNE TIRÉE DE DON QUICHOTTE.

L'AUBE commençait à poindre, lorsque Don Quichotte se mit en route tout transporté de se voir armé chevalier. Il résolut de retourner chez lui pour y chercher un écuyer; il jetait déjà les yeux sur un laboureur, pauvre et père de famille, mais qu'il jugeait très propre au métier d'écuyer errant.

Tout à coup, dans le fond d'un bois qu'il avait laissé à sa droite notre chevalier entend des cris plaintifs. "O, quel bonheur !" se dit-il; "le ciel qui me favorise veut que je remplisse aujourd'hui le plus cher devoir de ma profession. Ces plaintes viennent surement de quelque faible qu'on opprime: c'est à moi de le secourir." Il se tourne aussitôt vers le bois, et trouve près de l'entrée une jument attachée à un arbre; plus loin un jeune garçon, lié au tronc d'un arbre. Un laboureur,

grand et vigoureux, le fustigeait avec une courroie, en accompagnant chaque coup d'une remontrance ou d'un conseil."Silence," lui disait-il, "attention, et profitez." Le malheureux répondait: "Cela ne m'arrivera plus, mon maître; au nom de Dieu, pardonnez-moi cette fois-ci, j'aurai plus de soin du troupeau."

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A cette vue, Don Quichotte d'une voix forte et courroucée, adresse ces mots au labourer: "Chevalier féroce et lâche, qui ne rougissez pas de frapper celui qui ne peut se défendre, montez à cheval, prenez votre lance," (il montrait un long bâton tout auprès de la jument,) je vous ferai voir combien votre action est indigne d'un brave guerrier." Le paysan, voyant arriver cette grande figure armée, répondit avec soumission : "Seigneur chevalier, ce jeune garçon que je châtie est mon valet, payé par moi pour avoir soin de mon troupeau. Il s'en acquitte si mal, que tous les jours j'ai quelque brebis de mécompte ; et parce que je veux corriger sa négligence ou sa friponnerie, il a l'audace de dire que c'est pour ne pas lui payer ses gages. Sur mon Dieu comme sur mon âme, je vous jure qu'il en a

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