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Cependant les canons, que l'ennemi a eu le temps d'enclouer, ne peuvent pas servir. On traîne à bras l'artillerie de la garde; Napoléon la dirige, la place, la pointe; la montagne s'allume comme un volcan; la mitraille enlève des rangs entiers de Wurtemburgeois et de Russes; les boulets ennemis répondent, sifflent et ricochent sur le plateau. Napoléon est au milieu d'un ouragan de fer. On veut le forcer de se retirer : "Laissez, laissez, mes amis," dit-il, en se cramponnant à un affût; "le boulet qui doit me tuer n'est pas encore fondu." En sentant la poudre de si près, l'empereur a disparu; le lieutenant d'artillerie s'est remis à l'œuvre. -Allons, Bonaparte, sauve Napoléon.

Protégées par le feu de cette redoubtable artillerie, dont l'œil de Napoléon semble conduire chaque boulet, diriger chaque mitraille, les gardes nationales bretonnes s'emparent à la baïonnette du faubourg de Melun, tandis que du côté de Fossard le général Pajol pénètre avec sa cavalerie jusqu'à l'entrée du pont; là, ils trouvent Russes et Wurtemburgeois tellement entassés, que ce ne sont plus les baïonnettes ennemies, mais les corps mêmes des hommes qui les empêchent d'avancer ; il faut se faire avec le sabre un chemin dans cette foule, comme avec la hache dans une forêt trop pressée. ́Alors Napoléon ramène tout le feu de son artillerie sur un seul point; ses boulets enfilent la longue ligne du pont; chacun d'eux enlève des rangs entiers d'hommes dans cette masse qu'ils labourent comme la charrue un champ; et cependant l'ennemi se trouve encore trop pressé, il étouffe entre les parapets; le pont déborde ; en un instant la Seine et l'Yonne sont couvertes d'hommes et rouges de sang.

Cette boucherie dura quatre heures.

"Et maintenant," dit Napoléon, lassé en s'asseyant sur l'affût d'un canon, "je suis plus près de Vienne qu'ils ne le sont de Paris."

Puis il laissa tomber sa tête entre ses mains, resta dix minutes absorbé dans la pensée de ses anciennes victoires et dans l'espérance de ses victoires nouvelles.

Quand il releva le front, il avait devant lui un aide

de camp qui venait lui annoncer que Soissons, cette poterne de Paris, s'était ouverte, et que les ennemis n'étaient plus qu'à dix lieues de sa capitale.

Il écouta ces nouvelles comme choses que, depuis deux ans, l'impéritie ou la trahison de ses généraux l'avaient habitué à entendre: pas un muscle de son visage ne bougea, et nul de ceux qui l'entouraient ne put dire qu'il avait surpris une trace d'émotion sur la figure de ce joueur sublime qui venait de perdre le monde.

Il fit signe qu'on lui amenât son cheval; puis, indiquant du doigt la route de Fontainebleau, il ne dit que ces seules paroles: "Allons, messieurs, en route." Et cet homme de fer partit impassible, comme si toute fatigue devait s'émousser sur son corps, et toute douleur sur son âme.

ALEXANDRE DUMAS.

PRISE DE LA BASTILLE.

Louis XVI.-C'est donc une révolte?

Le Duc de Liancourt.-Non, sire, c'est une revolution.

Le peuple, dès la nuit du 13, s'était porté vers la Bastille; quelques coups de fusil avaient été tirés, et il paraît que des instigateurs avaient proféré plusieurs fois le cri: "A la Bastille !" Le vœu de sa destruction se trouvait dans quelques cahiers; ainsi, les idées avaient pris d'avance cette direction. On demandait toujours des armes. Le bruit s'était répandu que l'hôtel des Invalides en contenait un dépôt considérable. On s'y rend aussitôt. Le commandant, M. de Sombreuil, en fait défendre l'entrée, disant qu'il doit demander des ordres à Versailles. Le peuple ne veut rien entendre, se précipite dans l'hôtel, enlève les canons et une grande quantité de fusils. Déjà dans ce moment une foule considérable assiégeait la Bastille. Les assiégeants disaient que le canon de la place était dirigé sur la ville, et qu'il fallait empêcher qu'on ne tirât sur elle. Le député

d'un district demande à être introduit dans la forteresse, et l'obtient du commandant. En faisant la visite, il trouve trente-deux Suisses et quatre-vingt-deux invalides, et reçoit la parole de la garnison de ne pas faire feu si elle n'est attaquée. Pendant ces pourparlers, le peuple, ne voyant pas paraître son député, commence à s'irriter, et celui-ci est obligé de se montrer pour apaiser la multitude. Il se retire enfin vers onze heures du matin. Une demi-heure s'était à peine écoulée, qu'une nouvelle troupe arrive en armes, en criant:"Nous voulons la Bastille !" La garnison somme les assaillants de se retirer, mais ils s'obstinent. Deux hommes montent avec intrépidité sur le toit du corps de garde et brisent à coups de hache les chaînes du pont qui retombe. La foule s'y précipite, et court à un second pont pour le franchir de même. En ce moment une décharge de mousqueterie l'arrête: elle recule, mais en faisant feu. Le combat dure quelques instants; les électeurs, réunis à l'hôtel de ville, entendant le bruit de la mousqueterie, s'alarment toujours davantage, et envoient deux députations, l'une sur l'autre, pour sommer le commandant de laisser introduire dans la place un détachement de milice Parisienne, sur le motif que toute force militaire dans Paris doit être sous la main de la ville. Ces deux députations arrivent successivement. Au milieu de ce siége populaire, il était très-difficile de se faire entendre. Le bruit du tambour, la vue d'un drapeau, suspendent quelque temps le feu. Les députés s'avancent ; garnison les attend, mais il est impossible de s'expliquer. Des coups de fusil sont tirés, on ne sait d'où. Le peuple, persuadé qu'il est trahi, se précipite pour mettre le feu à la place; la garnison tire alors à mitraille. Les gardes Françaises arrivent avec du canon, et commencement une attaque en forme.

la

Sur ces entrefaites, un billet adressé par le Baron de Besenval à Delaunay, commandant de la Bastille, est intercepté et lu à l'Hotel-de-Ville; Besenval engageait Delaunay à résister, lui assurant qu'il serait bientôt

secouru.

C'était en effet dans la soirée de ce jour que

devaient s'exécuter les projets de la cour. Cependant Delaunay, n'étant point secouru, voyant l'acharnement du peuple, se saisit d'une mêche allumée et veut faire sauter la place. La garnison s'y oppose, et l'oblige à se rendre les signaux sont donnés, un pont est baissé. Les assiégeants s'approchent en promettant de ne commettre aucun mal; mais la foule se précipite et envahit les cours. Les Suisses parviennent à se sauver. Les invalides assaillis ne sont arrachés à la fureur du peuple que par le dévoûment des gardes Françaises. En ce moment, une fille, belle, jeune et tremblante, se présente on la suppose fille de Delaunay; on la saisit, et elle allait être brûlée, lorsqu'un brave soldat se précipite, l'arrache aux furieux, court la mettre en sûreté, et retourne à la mêlée.

Il était cinq heures et demie. Les électeurs étaient dans la plus cruelle anxieté, lorsqu'ils entendent un murmure sourd et prolongé. Une foule se précipite en criant victoire. La salle est envahie; un garde Française, couvert de blessures, couronné de lauriers, est porté en triomphe par le peuple. Le règlement et les clefs de la Bastille sont au bout d'une baïonnette; une main sanglante, s'élevant au-dessus de la foule, montre une boucle de col: c'était celle du gouverneur Delaunay qui venait d'être décapité. Deux gardes Françaises, Élie et Hullin, l'avaient défendu jusqu'à la dernière extrémité. D'autres victimes avaient succombé, quoique défendues avec héroïsme contre la férocité de la popu lace. Une espèce de fureur commençait à éclater contre Flesselles, le prévôt des marchands, qu'on accusait de trahison. On prétendait qu'il avait trompé le peuple en lui promettant plusieurs fois des armes qu'il ne voulait pas lui donner. La salle était pleine d'hommes tout bouillants d'un long combat, et pressés par cent mille autres qui, restés au dehors, voulaient entrer à leur tour. Les électeurs efforçaient de justifier Flesselles aux yeux de la multitude. Il commençait à perdre son assurance, et déjà tout pâle il s'écrie :

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Puisque je suis suspect, je me retirerai." "Non," lui dit-on, "venez au Palais-Royal, pour y être jugé." Il

descend alors pour s'y rendre. La multitude s'ébranle, l'entoure, le presse. Arrivé au quai Pelletier, un inconnu le renverse d'un coup de pistolet. On prétend qu'on avait saisi une lettre sur Delaunay, dans laquelle Flesselles lui disait:-"Tenez bon, tandis que j'amuse les Parisiens avec des cocardes."

THIERS.

LA PRISE DE PARIS, 1814.

Il y a, disait Fontenelle, des mots qui hurlent de surprise et d'effroi de se trouver unis ensemble; tels sont ceux qui forment le titre de ce discours,-LA PRISE DE PARIS! Comment, pourquoi, par qui cette capitale a-t-elle été prise? Montesquieu n'a-t-il pas fait l'observation que, par un bonheur admirable, elle se trouvait située de la manière la plus avantageuse pour sa sureté particulière et pour celle de la France? N'avions-nous pas deux lignes de places fortes, des montagnes inaccessibles et la mer pour en défendre les approches ? de braves, de nombreuses légions pour la couvrir? Quelle puissance de l'Europe a pu lever tant d'obstacles et se frayer un chemin jusque dans les murs de Paris? L'Europe entière. Quelle cause a produit un pareil effet? La folle ambition d'un seul homme.

C'est à l'histoire qu'il appartient de rechercher les crimes, de publier les fautes qui ont amené un si grand désastre; de dérouler, pour l'instruction des peuples et des siècles, le tableau révoltant de la tyrannie qui a pesé douze ans sur la France, et dont les excès déplorables étaient peut-être nécessaires à l'accomplissement des seuls vœux que pussent former les cœurs vraiment Français; le rétablissement du trône des lis, la restauration de la famille d'Henri IV., et la garantie solennelle de voir à l'ombre des lois refleurir la liberté publique. Ma vie est trop avancée, mes forces sont trop affaiblies pour que j'ose entreprendre l'esquisse d'une aussi vaste peinture; j'assemble au hasard quelques

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