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père, il le conjura à genoux de lui apprendre ce que c'était que cet homme, qu'on ne connut jamais que sous le nom de l'homme au masque de fer. Chamillard lui répondit, que c'était le secret de l'état, et qu'il avait fait serment de ne le révéler jamais.

VOLTAIRE.

JACQUES CRICHTON.

UN Ecossais âgé de 15 ans, étant venu à Paris vers l'an 1575, fit afficher à la porte de tous les collèges, un placard portant que lui, Jacques Crichton, né dans le comté de Perth, offrait de disputer avec tout venant, en vers et en prose, et en douze langues différentes, sur quelque science que ce fût. Cinquante docteurs d'entre les plus forts acceptèrent le défi, et on prit un jour pour cette lutte scientifique. On crut effrayer le jeune Ecossais, en lui annonçant qu'il aurait à répondre sur quinze cents questions au moins. Crichton loin de se préparer laborieusement à la lutte comme le faisaient ses rivaux, passa son temps en festins, en bals et en mascarades. Le jour de la lutte arriva ; c'était au collège de Navarre que devait se tenir cette mémorable séance, le président du collège fit crier à haute voix que la lice était ouverte, et les cinquante rivaux de Crichton commencèrent à l'apostropher en Hébreu, en Arabe, en Grec, en Latin, en Espagnol, en Anglais, en Italien, en Français et en Allemand. Le jeune et savant gentilhomme renvoya avec grâce tous les coups qu'on lui porta, et, par une singularité de son esprit ingénieux; il répondit en Hébreu à la question faite en Arabe, en Arabe à la question formulée en Grec, et, tour-àtour, faisant usage de toutes ces langues qu'il maniait avec une rare habileté selon son caprice, il traduisit jusqu'à douze fois le même mot en douze langues, ou bien poursuivit une longue période dont chaque membre avait un idiôme différent. Cette longue séance ne fut pour lui qu'un triomphe continuel. Ce génie mon

strueux,-comme Scaliger l'a surnommé, pour exprimer fortement sa pensée sur ce merveilleux enfant,-Crichton, en un mot, parcourut dans ce seul jour le vaste domaine de toutes les sciences: la philosophie, la théologie, les mathématiques, les belles lettres. Son regard embrassa tout, sa pensée creusa tout, il alla de ci, de là, il monta aussi haut qu'on le voulut, il descendit dans les profondeurs de la science, il suivit ses adversaires partout où ceux-ci lui présentèrent le combat, et quand il les eut terrassés par les foudres de son éloquence, il leur fit crier grâce. Alors le régent du collége, s'étant levé de son siége de président, embrassa Jacques Crichton; il lui donna un diamant et une bourse pleine d'or qui étaient le prix de la victoire, et le proclama le plus savant homme de son temps.

C'en était aussi le plus actif, car le jour suivant ne se souvenant plus des fatigues de la veille, on retrouve l'infatigable Crichton courant la bague dans un tournoi au Louvre, et, toujours aussi heureux, il est quinze fois de suite proclamé vainqueur. Puis il va à Vénise, à Rome, à Padoue; dans chacune de ces villes il subit des épreuves pendant trois jours consécutifs, et toujours de nouveaux succès viennent ajouter à sa célébrité. Parvenu à l'âge de vingt-deux ans, on le retrouve à Mantoue, gouverneur du prince Gonzalve de Vincent. Crichton était plutôt l'ami que le précepteur de la couronne ducale. Dans ce temps-là il y avait à Mantoue un redouté spadassin, qui, pour ainsi dire, faisait tous les jours une victime nouvelle. Le duc souverain ayant reçu en audience trois veuves dont les époux étaient tombés sous les coups de ce misérable, s'apitoya si fort sur le sort de ces pauvres femmes, qu'il offrit quinze cents pistoles à quiconque tuerait le meurtrier. Crichton appela le spadassin en duel, et, comme il s'était engagé à venger les trois veuves, il perça son adversaire de trois coups d'épée. Le duc de Mantoue donna les quinze cents pistoles au vainqueur; mais celui-ci n'accepta cette récompense que pour en faire trois parts égales, qu'il distribua aux trois pauvres veuves. Le fils du duc profita mal des leçons de Crichton : ce prince conçut

une invincible aversion pour celui qu'il avait d'abord accueilli comme un frère, parcequ'il était fatigué de s'entendre dire par son père que l'Ecossais l'emporterait toujours sur lui en savoir, en sagesse, en noblesse de cœur, et en conduite généreuse. Crichton aimait beaucoup à aller se promener le soir, dans les environs de Mantoue: il sortait du palais, emportant avec lui seulement son épée et une guitare, car le savant jeune homme était aussi un excellent musicien. Par une belle nuit d'été, qu'il revenait de sa promenade accoutumée, il se vit tout-à coup enveloppé par six hommes masqués qui l'attaquèrent vigoureusement. Crichton jeta sa guitare, mit l'épée à la main, et se défendit avec tant de courage, qu'il ne resta plus devant lui qu'un seul adversaire qu'il désarma d'un revers de main. Celui-ci arracha vivement son masque et montra aux yeux surpris de Crichton, le visage du prince Gonzalve de Vincent. A l'aspect de son élève, Crichton, prenant son épée par la pointe, la presenta respectueusement au prince. Une si noble action aurait dû désarmer la haine de Gonzalve; mais la supériorité du maître humiliait trop l'élève pourqu'il put écouter la voix du remords. Dès que le fils du duc de Mantoue vit que Crichton était sans armes, il se jeta sur lui, et lui plongea sa propre épée dans le cœur. Jacques Crichton n'avait pas encore vingt-trois quand il mourut.

L'ACADÉMIE SILENCIEUSE.

MEMPHIS possédait une académie célèbre dont le principal statut était digne de l'école de Pythagore. Le voici: "Les académiciens penseront beaucoup, écriront peu, et parleront le moins possible." On l'appelait l'Académie Silencieuse, et il n'y avait point dans l'Égypte de savant distingué qui n'eût l'ambition d'y être admis. Alamir, jeune Egyptien d'une érudition immense et d'un jugement exquis, avait composé une excellente brochure, intitulée "le Bâillon." Il travaillait encore à

diminuer ce chef-d'œuvre de précision, quand il apprit du fond de sa province qu'il y avait une place vacante dans l'Académie Silencieuse : quoiqu'il ne fût alors âgé que de vingt-deux ans ; quoiqu'un grand nombre de concurrents briguassent la place, il arrive et se présente à la porte de la célèbre académie. Une foule de bavards et d'importuns, rôdant le long des galeries, s'approchent à la hâte du taciturne étranger; ensuite ils l'accablent, comme c'est la coutume, de mille questions à la fois. Alamir, marchant droit à son but, et sans proférer un seul mot, donne le billet suivant à l'huissier de la salle, pour le remettre au président de l'auguste assemblée: "Alamir demande humblement la place vacante." La cabale et l'intrigue y avaient déjà pourvu, et elle venait d'être accordée au protégé d'un Crésus ignorant. Le sénat silencieux fut désolé de ce contre-temps: il venait de recevoir un froid bel esprit, dont le verbiage amphigourique ennuyait extrêmement sans instruire en nulle façon, au lieu qu'Alamir, le fléau des babillards, n'énonçait pas une parole qu'elle ne portât sentence. Le moyen

d'annoncer une nouvelle si désagréable à l'auteur du "Bâillon ?" On ne savait comment s'y prendre, lorsque le président imagina cet expédient: il remplit d'eau une grande coupe, mais de manière qu'une petite goutte de plus l'eût fait déborder à l'instant; puis il fit signe qu'on introduisît le candidat.

Alamir, la rougeur sur le front, la démarche lente et posée, s'avança avec cet extérieur modeste qui sied si bien au vrai mérite. A son approche, le président de l'Académie se leva fort honnêtement, et lui montra d'un air triste l'emblème fatal de son exclusion. Souriant à cet aspect, le jeune Egyptien comprit aisément ce dont il était question, et ne se déconcerta point. Persuadé qu'un académicien surnuméraire ne dérangerait rien, et ne porterait nulle atteinte à la loi, il ramassa une feuille de rose, qu'il vit à ses pieds, puis il la posa doucement sur la surface de l'eau où elle surnagea à son aise sans répandre la moindre goutte.

A cette réponse ingénieuse, chacun battit des mains,

et, d'un consentement unanime, on fit passer de main en main à l'aspirant le registre de l'académie ; il y inscrivit son nom à la suite de ceux des récipiendaires, et traça en marge le nombre de cent qui était celui de ses nouveaux confrères. Posant ensuite devant ces chiffres un zéro, par lequel il se désignait, il ajoute ces mots:, (0,100) "Ils n'en vaudront ni plus ni moins." Également enchanté et de l'esprit laconique et de la modestie peu commune du jeune Alamir, le président l'embrassa avec cordialité, et le combla de caresses. Il substitua ensuite le chiffre 1 au zéro qui précédait le nombre 100, et il écrivit à son tour (1100) avec cette courte phrase: "Ils en vaudront dix fois plus." L'ABBÉ BLANCHET.

LA BATAILLE DE MONTEREAU.

CEPENDANT Napoléon balaye l'ennemi, comme l'ouragan la poussière, le dépasse, et, se retournant aussitôt, le refoule sur Montereau, où Bellune et ses trois mille hommes doivent l'attendre. Cette cavalerie qui hennit, c'est la sienne; ces canons qui tonnent, ce sont les siens; cet homme qui, au milieu de la poudre, du bruit et du feu, apparaît aux premiers rangs des vainqueurs, chassant vingt-cinq mille Russes avec sa cravache, c'est lui, c'est Napoléon.

Russes et Wurtemburgeois se sont reconnus: les fuyards s'adossent à un corps d'armée de troupes fraîches. Où Napoléon croit trouver trois mille Français, et prendre les Russes entre deux feux, il rencontre dix mille ennemis et heurte un mur de baïonnettes; de la hauteur de Surville, où devait flotter le drapeau tricolore, dix-huit pièces de canon s'apprêtent à le foudroyer.

La garde reçoit l'ordre d'enlever le plateau de Surville; elle s'élance au pas de course; après la troisième décharge, les artilleurs Wurtemburgeois sont tués sur leurs pièces le plateau est à nous.

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