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inarticulés ; il ne put en supporter le mouvement extraordinaire; il fallut le faire descendre. Conduit par un bras charitable, il demande la rue où il logeait; il arrive; sa maison n'y est plus, un édifice public la remplace. Il ne reconnaît ni le quartier ni la ville, ni les objets qu'il y avait vus autrefois. Les demeures de ses voisins, empreintes dans sa mémoire, ont pris de nouvelles formes. En vain ses regards interrogèrent toutes les figures; il n'en vit pas une seule dont il eut le moindre souvenir. Effrayé, il s'arrête et pousse un profond soupir cette ville a beau être peuplée d'êtres vivans, c'est pour lui un peuple mort aucun ne le connaît, il n'en connaît aucun, il pleure et regrette son cachot.

Au nom de la Bastille qu'il invoque et qu'il réclame comme un asile; à la vue de ses habillemens qui attestent un autre siècle, on l'environne. La curiosité, la pitié s'empressent autour de lui: les plus vieux l'interrogent, et n'ont aucune idée des faits qu'il rappelle. On lui amène par hasard un vieux domestique, ancien portier tremblant sur ses genoux, qui confiné dans sa loge depuis quinze ans, n'avait plus que la force suffisante pour tirer le cordon de la porte: il ne reconnaît pas le maître qu'il a servi, mais il lui apprend que sa femme est morte il y a trente ans, de chagrin et de misère, que ses enfans sont allés dans des climats inconnus, que tous ses amis ne sont plus. Il fait ce récit cruel avec cette indifférence que l'on témoigne pour les événements passés et presque effacés.

Le malheureux gémit et gémit seul. Cette foule nombreuse qui ne lui offre que des visages étrangers lui fait sentir l'excès de sa misère, plus que la solitude effroyable dans laquelle il vivait. Accablé de douleurs, il va trouver le ministre dont la compassion généreuse lui fit présent d'une liberté qui lui pèse. Il s'incline et dit :-"Faites-moi reconduire à la prison d'où vous m'avez tiré. Qui peut survivre à ses parents, à ses amis, à une génération entière? qui peut apprendre le trépas universel des siens sans désirer le tombeau? Toutes ces morts, qui pour les autres hommes n'arrivent

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qu'en détail et par gradation, m'ont frappé dans un même instant. Séparé de la société, je vivais avec moi-même. Ici, je ne puis vivre ni avec moi, ni avec les hommes nouveaux pour qui mon désespoir n'est qu'un rêve. Ce n'est pas mourir qui est terrible, c'est mourir le dernier."

Le ministre s'attendrit. On attache à cet infortuné le vieux portier qui pouvait lui parler encore de sa femme et de ses enfants. Il n'eut d'autre consolation

que de s'en entretenir. Il ne voulut point communiquer avec la race nouvelle, qu'il n'avait pas vu naître; il se fit au milieu de la ville une espèce de retraite non moins solitaire que le cachot, qu'il venait de quitter, et le chagrin de ne rencontrer personne qui put lui dire: "Nous nous sommes connus jadis," ne tarda pas à terminer ses jours.

MERCIER.

L'HOMME AU MASQUE DE FER.

EN 1661, quelques mois après la mort du Cardinal Mazarin, il arriva un événement qui n'a point d'exemple; et ce qui est non moins étrange, c'est que tous les historiens l'ont ignoré. On envoya dans le plus grand secret au château de l'île Sainte Marguerite, dans la mer de Provence, un prisonnier inconnu, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune, et de la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier dans la route portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d'acier, qui lui laissaient la liberté de manger avec le masque sur son visage. On avait ordre de le tuer s'il se découvrait. Il resta dans l'île jusqu'à ce qu'un officier de confiance, nommé Saint Mars, gouverneur de Pignerol, ayant été fait gouverneur de la Bastille, l'an 1690, l'alla prendre à l'île Sainte Marguerite, et le conduisit à la Bastille toujours masqué. Le Marquis de Louvois alla le voir dans cette île avant la translation, et lui parla debout et avec une consideration qui tenait du respect. Cet inconnu fut mené à la

Bastille, où il fut logé aussi bien qu'on peut l'être dans le château. On ne lui refusait rien de ce qu'il demandait. Son plus grand goût était pour le linge d'une finesse extraordinaire, et pour les dentelles. Il jouait de la guitare. On lui faisait la plus grande chère, et le gouverneur s'asseyait rarement devant lui. Un vieux médecin de la Bastille, qui avait souvent traité cet homme singulier dans ses maladies, a dit qu'il n'avait jamais vu son visage, quoiqu'il eut souvent examiné sa langue et le reste de son corps. Il était admirablement bien fait, disait ce médecin ; sa peau était un peu brune; il intéressait par le seul ton de sa voix ne se plaignant jamais de son état, et ne laissant point apercevoir ce qu'il pouvait être.

Cet inconnu mourut en 1703, et fut enterré la nuit à la paroisse de Saint Paul. Ce qui redouble l'étonnement, c'est que, quand on l'envoya dans l'île Sainte Marguerite il ne disparut dans l'Europe aucun homme considérable. Ce prisonnier l'était sans doute; car voici ce qui arriva les premiers jours qu'il était dans l'île. Le gouverneur mettait lui-même les plats sur la table, et ensuit se retirait après l'avoir enfermé. Un jour le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette d'argent, et jeta l'assiette par la fenêtre vers un bateau qui était au rivage presqu'au pied de la tour. Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa l'assiette, et la rapporta au gouverneur. Celui-ci étonné demanda au pêcheur," Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il vue entre vos mains ?" "Je ne sais pas lire," répondit le pêcheur. "Je viens de la trouver; personne ne l'a vue." Ce paysan fût retenu jusqu'à ce que le gouverneur fût bien informé qu'il n'avait jamais lu, et que l'assiette n'avait été vue par personne. "Allez," lui dit-il,

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vous êtes bien heureux de ne savoir pas lire." Parmi les personnes qui ont eu une connaissance immédiate de ce fait, il y en a une très digne de foi qui vit encore. M. de Chamillard fût le dernier ministre qui eut cet étrange secret. Le second Maréchal de la Feuillade, son gendre, m'a dit qu'à la mort de son beau

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