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environné de l'odeur du carnage, il découvre le goût du poison dans le mets qu'il a lui-même apprêté; son oreille, d'une étrange subtilité, trouve le bruit où tout le monde trouve le silence; et, sous les vêtements de son ami, lorsqu'il l'embrasse, il croit sentir un poignard caché.

O conscience! ne serais-tu qu'un fantôme de l'imagination, ou la peur des châtiments des hommes ? Je m'interroge; je me fais cette question: Si tu pouvais, par un seul désir, tuer un homme à la Chine, et hériter de sa fortune en Europe, avec la conviction surnaturelle qu'on n'en saurait jamais rien, consentirais-tu à former ce désir? J'ai beau m'exagérer mon indigence; j'ai beau, vouloir atténuer cet homicide, en supposant que, par mon souhait, le Chinois meurt tout à coup sans douleur, qu'il n'a point d'héritier, que même à sa mort ses biens seront perdus pour l'état ; j'ai beau me figurer cet étranger comme accablé de maladies et de chagrins; j'ai beau me dire que la mort est un bien pour lui, qu'il l'appelle lui-même, qu'il n'a plus qu'un instant à vivre : malgré mes vains subterfuges, j'entends au fond de mon cœur une voix qui crie si fortement contre la seule pensée d'une telle supposition, que je ne puis douter un instant de la réalité de la conscience. CHATEAUBRIAND.

L'HOMME ENTRE L'ABÎME DE L'INFINIMENT GRAND ET L'ABIME DE L'INFINIMENT PETIT.

La première chose qui s'offre à l'homme quand il se regarde, c'est son corps, c'est-à-dire, une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais, pour comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il la compare avec ce qui est au-dessus de lui et tout ce qui est au-dessous, afin de reconnaître ses justes bornes.

Qu'il ne s'arrête donc pas à regarder simplement les objets qui l'environnent; qu'il contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu'il considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle

pour éclairer l'univers ; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour n'est lui-même qu'un point très-délicat à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre. Elle se lassera plus tôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'approche de l'étendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c'est un des plus grands caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.

Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que, de ce que lui paraîtra ce petit cachot où il se trouve logé, c'est-à-dire ce monde visible, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, et soi-même, son juste prix.

Qu'est-ce que l'homme dans l'infini ? qui peut le comprendre? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche, dans ce qu'il connaît, les choses les plus délicates. Qu'un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces et ses conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. П pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau, je veux lui peindre non-seulement l'univers visible, mais encore tout ce qu'il est capable de conce

voir de l'immensité de la nature, dans l'enceinte de cet atome imperceptible. Qu'il y voie une infinité de mondes, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos. Qu'il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes par leur petitesse que les autres par leur étendue. Car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit maintenant un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard de la dernière petitesse où l'on ne peut arriver?

Qui se considérera de la sorte s'effrayera, sans doute, de se voir comme suspendu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, dont il est également éloigné. Il tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence, qu'à les rechercher avec présomption.

Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes, et son être n'est pas moins distant du néant d'où il est tiré, que de l'infini où il est englouti. PASCAL.

LE DUEL.

GARDEZ-VOUS bien de confondre le nom sacré de l'honneur avec ce préjugé féroce qui met toutes les vertus à la pointe d'une épée, et n'est propre qu'à faire de braves scélérats.

En quoi consiste ce préjugé ? Dans l'opinion la plus extravagante et la plus barbare qui entra jamais dans l'esprit humain, savoir, que tous les devoirs de la société sont suppléés par la bravoure; qu'un homme n'est plus fourbe, fripon, calomniateur; qu'il est civil,

humain, poli, quand il sait se battre ; que le mensonge se change en vérité, que le vol devient légitime, la perfidie honnête, l'infidélité louable, sitôt qu'on soutient tout cela le fer à la main; qu'un affront est toujours bien réparé par un coup d'épée, et qu'on n'a jamais tort avec un homme, pourvu qu'on le tue.

Il y a, je l'avoue, une autre sorte d'affaire où la gentillesse se mêle à la cruauté, et où l'on ne tue les gens que par hasard : c'est celle où l'on se bat au premier sang.

Au premier sang, grand Dieu! et qu'en veux-tu faire de ce sang, bête féroce? le veux-tu boire?

Les plus vaillants hommes de l'antiquité songèrentils jamais à venger leurs injures personnelles par des combats particuliers? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César pour tant d'affronts réciproques? Et le plus grand capitaine de la Grèce, fut-il déshonoré pour s'être laissé menacer du bâton? D'autres temps, d'autres mœurs, je le sais; mais n'y en a-t-il que de bonnes ? et n'oserait-on s'enquérir si les mœurs d'un temps sont celles qu'exige le solide honneur? Non, cet honneur n'est point variable; il ne dépend ni des temps, ni des lieux, ni des préjugés; il ne peut ni passer, ni renaître ; il a sa source éternelle dans le cœur de l'homme juste et dans la règle inaltérable de ses devoirs. Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus vertueux de la terre n'ont point connu le duel, je dis qu'il n'est pas une institution de l'honneur, mais une mode affreuse et barbare, digne de sa féroce origine. Reste à savoir si, quand il s'agit de sa vie ou de celle d'autrui, l'honnête homme se règle sur la mode, et s'il n'y a pas alors plus de vrai courage à la braver qu'à la suivre. Que ferait celui qui s'y veut asservir; dans des lieux où règne un usage contraire? A Messine ou à Naples, il croit attendre son homme au coin d'une rue, et le poignarder par derrière. Cela s'appelle être brave en ce pays-là, et l'honneur ne consiste pas à se faire tuer par son ennemi, mais à le tuer lui-même.

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L'homme droit, dont toute la vie est sans tache, et

(ui ne donna jamais aucun signe de lâcheté, refusera de ouiller sa main d'un homicide, et n'en sera que plus honoré.

Toujours prêt à servir la patrie, à protéger le faible, à remplir les devoirs les plus dangereux, et à défendre en toute rencontre le juste et l'honnête, ce qui lui est cher, au prix de son sang, il met dans ses démarches cette inébranlable fermeté qu'on n'a point sans le vrai courage. Dans la sécurité de sa conscience, il marche la tête levée, il ne fuit ni ne cherche son ennemi. On voit aisément qu'il craint moins de mourir que de mal faire, et qu'il redoute le crime et non le péril. Si les vils préjugés s'élèvent un instant contre lui, tous les jours de son honorable vie sont autant de témoins qui les récusent; et dans une conduite si bien liée, on juge d'une action sur toutes les autres.

Les hommes si ombrageux et si prompts à provoquer les autres, sont pour la plupart de malhonnêtes gens, qui, de peur qu'on n'ose leur montrer ouvertement le mépris qu'on a pour eux, s'efforcent de couvrir de quelques affaires d'honneur l'infamie de leur vie entière.

Tel fait un effort et se présente une fois, pour avoir le droit de se cacher le reste de sa vie. Le vrai courage a plus de constance et moins d'empressement; il est toujours ce qu'il doit être, il ne faut ni l'exciter ni le retenir l'homme de bien le porte partout avec lui; au combat, contre l'ennemi; dans un cercle, en faveur des absens et de la vérité; dans son lit, contre les attaques de la douleur et de la mort. La force de l'âme qui l'inspire est d'usage dans tous les temps; elle met toujours la vertu au-dessus des évènements, et ne consiste pas à se battre, mais à ne rien craindre. J. J. ROUSSEAU.

LA RECONNAISSANCE.

MÉMOIRE précieuse du cœur, céleste reconnaissance, c'est par toi que les amitiés se perpétuent, que la pauvreté cesse d'être envieuse, et qu'un noble dévouement vient habiter le sein du mortel dont un bras

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