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danger. Alors il se faisait un système de courage; sa probité devenait de la vigueur, et son esprit donnait du ressort à son âme. Quoiqu'il en soit, nous ne pouvons douter que Cicéron, sous César même, n'ait paru toujours attaché à la patrie et à l'ancien gouvernement. Ses amis cherchèrent à le détourner de faire l'éloge de Caton, ou voulurent du moins l'engager à l'adoucir; il n'en fit rien. On voit cependant, par une de ses lettres, qu'il sentait toute la difficulté de l'entreprise : "L'éloge de Caton à faire sous la dictature de César," disait-il, “est un problème d'Archimède à résoudre." Nous ne pouvons juger comment le problème fut résolu; nous savons seulement que l'ouvrage eut le plus grand succès. Tacite nous apprend que Cicéron, dans cet éloge, élevait Caton jusqu'au ciel.

On sait qu'il aimait la gloire, et, qu'il ne l'attendait pas toujours. Il se précipitait vers elle, comme s'il eût été moins sûr de l'obtenir. Pardonnons-lui pourtant, et surtout après son exil. Songeons qu'il eut sans cesse à combattre la jalousie et la haine. Un grand homme persécuté a des droits que n'a pas le reste des hommes. Il était beau à Cicéron, au retour de son bannissement, d'invoquer ces dieux du Capitole qu'il avait préservés des flammes étant consul, ce sénat qu'il avait sauvé du carnage, ce peuple Romain qu'il avait dérobé au joug et à la servitude, et de montrer d'un autre côté son nom effacé, ses monuments détruits, ses maisons démolies et réduites en cendres pour prix de ses bienfaits. Il était beau d'attester, sur les ruines mêmes de ses palais, l'heure et le jour où le sénat et le peuple l'avaient proclamé le père de la patrie. Eh! qui pouvait lui faire un crime de parler de ses grandes actions, dans ces moments où l'âme, réclamant contre l'injustice des hommes, semble élevée au-dessus d'ellemême par le sentiment et le caractère auguste du malheur?

Je

Il est vrai qu'il se loua lui-même dans des moments plus froids. On l'a blâmé, on le blâmera encore. ne l'accuse, ni ne le justifie je remarquerai seulement que plus un peuple a de vanité au lieu d'orgueil, plus

:

il met de prix à l'art important de flatter et d'être flatté, plus il cherche à se faire valoir par de petites choses au défaut des grandes, plus il est blessé de cette franchise altière ou de la naïve simplicité d'une âme qui s'estime de bonne foi, et ne craint pas de le dire. J'ai vu des hommes s'indigner de ce que Montesquieu avait osé dire "Et moi aussi je suis peintre." Le plus juste aujourd'hui, même en accordant son estime, veut conserver le droit de la refuser. Chez les anciens, la liberté républicaine permettait plus d'énergie aux sentiments, et de franchise au langage. Cet affaiblissement de caractère, qu'on nomme politesse et qui craint tant d'offenser l'amour-propre, c'est-à-dire la faiblesse inquiète et vaine, était alors plus inconnu; on aspirait moins à être modeste, et plus à être grand. Ah! que la faiblesse permette quelquefois à la force de se sentir elle-même; et, s'il nous est possible, consentons à avoir de grands hommes, même à ce prix !

THOMAS. Essai sur les Éloges.

LUCRECE.

LUCRÈCE, comme presque tous les athées fameux, naquit dans un siècle d'orages et de malheurs. Témoin des guerres civiles de Marius et de Sylla, n'osant attribuer à des dieux justes et sages les désordres de sa patrie, il voulut détrôner une Providence qui semblait abandonner le monde aux passions de quelques tyrans ambitieux. Il emprunta sa philosophie aux écoles d'Épicure, et, maniant un idiome rebelle qui, né parmi les pâtres du Latium, s'était élevé peu à peu jusqu'à la dignité républicaine, il montra dans ses écrits plus de force que d'élégance, plus de grandeur que de goût. Ce n'est pas que ce dernier mérite lui soit absolument étranger, il n'exagère jamais les sentiments ou les idées, comme Lucain; il ne tombe point dans l'affectation, comme Ovide: ces défauts, les pires de tous, ne sont point ceux de l'époque où il écrivait; les siens sont plus excusables. Il n'a point connu cet art qui

fut celui des écrivains d'Auguste, cet art difficile d'offrir une succession de beautés variées, de réveiller dans un seul trait un grand nombre d'impressions, et de ne les épuiser jamais en les prolongeant: il ne connut point enfin cette rapidité de style, qui abrége: et développe en même temps.

Mais, si nous examinons ses beautés, que de formes heureuses, d'expressions créées, lui emprunta l'auteur des Géorgiques! Quoiqu'on retrouve dans plusieurs de ses vers l'âpreté des sons Etrusques, ne fait-il pas entendre souvent une harmonie digne de Virgile luimême ? Peu de poëtes ont réuni à un plus haut degré ces deux forces dont se compose le génie, la méditation qui pénètre jusqu'au fond des idées dont elle s'enrichit lentement, et cette inspiration qui s'éveille à la présence des grands objets.

En général, on ne connaît guère de son poëme que l'invocation à Vénus, la prosopopée de la nature sur la mort, la peinture énergique de l'amour, et celle de la peste. Ces morceaux, qui sont les plus cités, ne peuvent donner une idée de tout son talent. Qu'on lise son cinquième chant sur la formation de la société, et qu'on juge si la poésie offrit jamais un plus riche tableau. M. de Buffon en développe un semblable dans la septième des époques de la nature. Le physicien et le poëte sont dignes d'être comparés : l'un et l'autre remontent au-delà de toutes les traditions; et, malgré ces fables universelles dont l'obscurité cache le berceau du monde, ils cherchent l'origine de nos arts, de nos religions et de nos lois : ils écrivent l'histoire du genre humain, avant que la mémoire en ait conservé des monuments: des analogies, des vraisemblances les guident dans ces ténèbres; mais on s'instruit plus en conjecturant avec eux, qu'en parcourant les annales des nations. Le temps, dans ses vicissitudes connues, ne montre point de plus magnifique spectacle que ce temps inconnu dont leur seule imagination a créé tous les événements. DE FONTANES. Disc. prélim. de la Trad. de l'Essai sur l'Homme.

TACITE.

On ne peut pas dire de Tacite comme de Salluste, que ce n'est qu'un parleur de vertu ; il la fait respecter à ses lecteurs, parce que lui-même paraît la sentir. Sa diction est forte comme son âme, singulièrement pittoresque, sans jamais être trop figurée, précise sans être obscure, nerveuse sans être tendue. Il parle à la fois à l'âme, à l'imagination, à l'esprit. On pourrait juger des lecteurs de Tacite par le mérite qu'ils lui trouvent, parce que sa pensée est d'une telle étendue, que chacun y pénètre plus ou moins, selon le degré de ses forces. Il creuse à une profondeur immense, et creuse sans effort. Il a l'air bien moins travaillé que Salluste, quoiqu'il soit, sans comparaison, plus plein et plus fini. Le secret de son style, qu'on n'égalera peut-être jamais, tient non-seulement à son génie, mais aux circonstances où il s'est trouvé.

Cet homme vertueux, dont les premiers regards, au sortir de l'enfance, se fixèrent sur les horreurs de la cour de Néron, qui vit ensuite les ignominies de Galba, la crapule de Vitellius, et les brigandages d'Othon, qui respira ensuite un air plus pur sous Vespasien et sous Titus, fut obligé, dans sa maturité, de supporter la tyrannie ombrageuse et hypocrite de Domitien. Obscur par sa naissance, élevé à la questure par Vespasien, et se voyant dans la route des honneurs, il craignit pour sa famille d'arrêter les progrès d'une illustration dont il était le premier auteur, et dont tous les siens devaient partager les avantages. Il fut contraint de plier la hauteur de son âme et la sévérité de ses principes, non pas jusqu'aux bassesses d'un courtisan, mais du moins jusqu'aux complaisances, aux assiduités d'un sujet qui espère, et qui ne doit rien condamner, sous peine de ne rien obtenir. Incapable de mériter l'amitié de Domitien, il fallut ne pas mériter sa haine; étouffer une partie des talents et du mérite du sujet, pour ne pas effaroucher la jalousie du maître; faire taire à tout moment son cœur indigné, ne pleurer qu'en secret les blessures de

la patrie et le sang des bons citoyens, et s'abstenir même de cet extérieur de tristesse qu'une longue contrainte répand sur le visage d'un honnête homme, et toujours suspect à un mauvais prince, qui sait trop que, dans sa cour, il ne doit y avoir de triste que la vertu.

Dans cette douloureuse oppression, Tacite, obligé de se replier sur lui-même, jeta sur le papier tout cet amas de plaintes, et ce poids d'indignation dont il ne pouvait autrement se soulager: voilà ce qui rend son style si intéressant et si animé. Il n'invective point en décla mateur: un homme profondément affecté ne peut pas l'être; mais il peint avec des couleurs si vraies tout ce que la bassesse et l'esclavage ont de plus dégoûtant; tout ce que le despotisme et la cruauté ont de plus horrible, les espérances et les succès du crime, la pâleur de l'innocence et l'abattement de la vertu ; il peint tellement tout ce qu'il a vu et souffert, que l'on voit et que l'on souffre avec lui. Chaque ligne porte un sentiment dans l'âme; il demande pardon au lecteur des horreurs dont il l'entretient, et ces horreurs mêmes attachent au point qu'on serait fâché qu'il ne les eût pas tracées. Les tyrans nous semblent punis quand il les peint. Il représente la postérite et la vengeance, et je ne connais point de lecture plus terrible pour la conscience des méchants. LA HARPE.

Cours de Littérature.

PLINE LE NATURALISTE.

PLINE a voulu tout embrasser, et il semble avoir mesuré la nature, et l'avoir trouvée trop petite encore pour l'étendue de son esprit. Son Histoire Naturelle comprend, indépendamment de l'histoire des animaux, des plantes, et des minéraux, l'histoire du ciel et de la terre, la médecine, le commerce, la navigation, l'histoire des arts libéraux et mécaniques, l'origine des usages, enfin toutes les sciences naturelles et tous les arts humains; et, ce qu'il y a d'étonnant, c'est que dans chaque partie Pline est également grand. L'élévation

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