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nuances avec une sagacité qui suppose la science des grands traits. Le poëte comique semble s'être plus attaché aux ridicules, et a peint quelquefois les formes passagères de la société. Le fabuliste semble s'adresser davantage aux vices, et a peint une nature encore plus générale. Le premier me fait plus rire de mon voisin; le second me ramène plus à moi-même. Celui-ci me venge davantage des sottises d'autrui ; celui-là me fait mieux songer aux miennes. L'un semble avoir vu les ridicules comme un défaut de bienséance choquant pour la société ; l'autre, avoir vu les vices comme un défaut de raison facheux pour nous-mêmes. Après la lecture du premier, je crains l'opinion publique; après la lecture du second, je crains ma conscience.

Enfin, l'homme corrigé par Molière, cessant d'être ridicule, pourrait devenir vicieux; corrigé par La Fontaine, il ne serait plus ni vicieux, ni ridicule: il serait raisonnable et bon, et nous nous trouverions vertueux, comme La Fontaine était philosophe sans s'en douter. CHAMPFORT.

LE CARDINAL DE RETZ.

PUIS-JE oublier celui que je vois partout dans le récit de nos malheurs? cet homme si fidèle aux particuliers, si redoutable à l'état, d'un caractère si haut qu'on ne pouvait ni l'estimer, ni le craindre, ni l'aimer, ni le haïr à demi; ferme génie, que nous avons vu, en ébranlant l'univers, s'attirer une dignité qu'à la fin il voulut quitter comme trop chèrement achetée, ainsi qu'il eut le courage de le reconnaître dans le lieu le plus éminent de la Chrétienté, et enfin comme peu capable de contenter ses désirs: tant il connut son erreur et le vide des grandeurs humaines! Mais, pendant qu'il voulait acquérir ce qu'il devait un jour mépriser, il remua tout par de secrets et puissants ressorts; et, après que tous les partis furent abattus, il sembla encore se soutenir seul, et seul encore menacer le favori victorieux de ses tristes et intrépides regards. La religion s'intéresse dans ses infortunes; la ville royale s'émeut, et Rome

même menace. Quoi donc! n'est-ce pas assez que nous soyons attaqués au-dedans et au-dehors par toutes les puissances temporelles? Faut-il que la religion se mêle dans nos malheurs, et qu'elle semble nous opposer de près et de loin une autorité sacrée? BOSSUET. Oraisons Funèbres.

CHARLES XII.

CHARLES XII. roi de Suède, éprouva ce que la prospérité a de plus grand, et ce que l'adversité a de plus cruel, sans avoir été amolli par l'une, ni ébranlé un moment par l'autre. Presque toutes ses actions, jusqu'à celles de sa vie privée et unie, ont été bien loin au-delà du vraisemblable. C'est peut-être le seul de tous les hommes, et jusqu'ici le seul de tous les rois, qui ait vécu sans faiblesse ; il a porté toutes les vertus des héros à un excès où elles sont aussi dangereuses que les vices opposés.

Sa fermeté, devenue opiniâtre, fit ses malheurs dans l'Ukraine, et le retint cinq ans en Turquie; sa libéralité, dégénérant en profusion, a ruiné la Suède; son courage, poussé jusqu'à la témérité, a causé sa mort; sa justice a été quelquefois jusqu'à la cruauté; et, dans les dernières années, le maintien de son autorité approchait de la tyrannie. Ses grandes qualités, dont une seule eut pu immortaliser un autre prince, ont fait le malheur de son pays. Il n'attaqua jamais personne ; mais il ne fut pas aussi prudent qu'implacable dans ses vengeances.

Il a été le premier qui ait eu l'ambition d'être conquérant sans avoir l'envie d'agrandir ses états, il voulait gagner des empires pour les donner. Sa passion pour la gloire, pour la guerre, et pour la vengeance, l'empêcha d'être bon politique ; qualité sans laquelle on n'a jamais vu de conquérante. Après la bataille, et après la victoire il n'avait que de la modestie; après la défaite, que de la fermeté : dur pour les autres comme pour lui-même, comptant pour rien la vie de ses sujets, aussi bien que la sienne; homme unique, plutôt que

grand homme, et admirable plutôt qu'à imiter. Sa vie doit apprendre aux rois combien un gouvernement pacifique et heureux est au-dessus de tant de gloire.

VOLTAIRE.

Histoire de Charles XII.

PIERRE LE GRAND, EMPEREUR DE RUSSIE.

PIERRE LE GRAND fut regretté en Russie de tous ceux qu'il avait formés; et la génération qui suivit celles des partisans des anciennes mœurs le regarda bientôt comme son père. Quand les étrangers ont vu que tous ses établissements étaient durables, ils ont eu pour lui une admiration constante, et ils ont avoué qu'il avait été inspiré plutôt par une sagesse extraordinaire, que par l'envie de faire des choses étonnantes. L'Europe a reconnu qu'il avait aimé la gloire, mais qu'il l'avait mise à faire du bien; que ses défauts n'avaient jamais affaibli ses grandes qualités ; qu'en lui l'homme eut ses taches, et que le monarque fut toujours grand. Il a forcé la nature en tout, dans ses sujets, dans lui-même, et sur la terre et sur les eaux; mais il l'a forcée pour l'embellir. Les arts, qu'il a transplantés de ses mains dans des pays dont plusieurs alors étaient sauvages, ont, en fructifiant, rendu témoignage à son génie et éternisé sa mémoire; ils paraissent aujourd'hui originaires des pays mêmes où il les a portés. Lois, police, politique, discipline militaire, marine, commerce, manufactures, sciences, beaux-arts, tout s'est perfectionné selon ses vues; et, par une singularité dont il n'est point d'exemple, ce sont quatre femmes, montées après lui sur le trône, qui ont maintenu tout ce qu'il acheva, et ont perfectionné tout ce qu'il entreprit.

C'est aux historiens nationaux d'entrer dans tous les détails des fondations, des lois, des guerres, et entreprises de Pierre le Grand. Il suffit à un étranger d'avoir essayé de montrer ce que fut le grand homme qui apprit de Charles XII. à le vaincre, qui sortit deux fois de ses états pour les mieux gouverner, qui travailla

de ses mains à presque tous les arts nécessaires, pour en donner l'exemple à son peuple, et qui fut le fondateur et le père de son empire. VOLTAIRE.

Histoire de Pierre le Grand.

LA BRUYÈRE,

LA BRUYÈRE est meilleur moraliste, et surtout bien plus grand écrivain que La Rochefoucauld; il y a peu de livres en aucune langue où l'on trouve une aussi grande quantité de pensées justes, solides, et un choix d'expressions aussi heureux et aussi varié. La satire est chez lui bien mieux entendue que dans La Rochefoucauld; presque toujours elle est particularisée, et remplit le titre du livre: ce sont des caractères; mais ils sont peints supérieurement. Ses portraits sont faits de manière que vous les voyez agir, parler, se mouvoir, tant son style a de vivacité et de mouvement. Dans l'espace de peu de lignes, il met ses personnages en scène de vingt manières différentes et en une page il épuise tous les ridicules d'un sot, ou tous les vices d'un méchant, ou toute l'histoire d'une passion, ou tous les traits d'une ressemblance morale. Nul prosateur n'a imaginé plus d'expressions nouvelles, n'a créé plus de tournures fortes ou piquantes. Sa concision est pittoresque et sa rapidité lumineuse. Quoiqu'il aille vite, vous le suivez sans peine : il a un art particulier pour laisser souvent dans sa pensée une espèce de réticence qui ne produit pas l'embarras de comprendre, mais le plaisir de deviner, en sorte qu'il fait, en écrivant, ce qu'un ancien prescrivait pour la conversation; il vous laisse encore plus content de votre esprit que du LA HARPE.

sien.

Cours de Littérature.

NICHOLAS GABRINO, DIT RIENZI.

NÉ avec un esprit vif, élevé, entreprenant, une conception facile, une mémoire sûre, un génie subtil et délié, beaucoup de facilité à s'exprimer, un cœur faux

et dissimulé, une ambition sans bornes, il se donna tout entier à l'étude ; en sorte qu'il devint bon grammairien, meilleur rhétoricien, excellent humaniste. Il employait les jours et les nuits à la lecture; il savait par cœur Tite-Live, Cicéron, Valère-Maxime, et Sénèque. Il avait une admiration particulière pour Jules-César qu'il se proposait pour modèle. Il passait son temps à déchiffrer les inscriptions qu'il cherchait sur les marbres brisés des ruines les plus anciennes, et les expliquait mieux que personne. Il s'écriait souvent: "O dieux, que sont devenus ces grands hommes ? Ne verra-t-on plus de véritables Romains? La justice est-elle exilée pour jamais?" Il était d'une figure avantageuse, sévère observateur des lois, moyen dont il se servait pour gagner la bienveillance du peuple; fourbe, imposteur, hypocrite, faisant servir la religion à ses desseins, mettant en œuvre les révélations et les visions pour s'autoriser; effronté jusqu'à se vanter d'affermir l'autorité du pape, dans le même temps qu'il la sapait par ses fondements; fier dans la prospérité, prompt à s'abattre dans l'adversité, étonné des moindres revers, mais, avec la réflexion, capable de se servir des moyens les plus hardis pour se relever. BOISPRÉAUX. Histoire de Rienzi.

MAZARIN.

DÉJÀ, pour le soutien d'une minorité et d'une régence tumultueuses, s'était élevé à la cour un de ces hommes en qui Dieu met ses dons d'intelligence et de conseil, et qu'il tire de temps en temps des trésors de sa providence pour assister les rois, et pour gouverner les royaumes. Son adresse à concilier les esprits par des persuasions efficaces, à préparer les événements par des négociations pressées ou lentes, à exciter ou calmer les passions par des intérêts et des vues politiques, à faire mouvoir avec habileté les ressorts de la guerre ou de la paix, l'avait fait regarder comme un ministre nonseulement utile, mais encore nécessaire. La pourpre dont il était revêtu, la capacité qu'il fit voir, et la

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