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ment des douceurs de cet asile, ils se sont pris de querelle ensemble.

Il ne sera pas surpris que de cette mésintelligence il soit résulté divers accidents, tels que la faim et la détresse d'un certain nombre de commensaux privés en partie des bienfaits de l'hospitalité offerte à tous, par l'avidité et l'égoïsme de quelques audacieux; car il a remarqué que les buffets, les lits de repos et les garderobes étaient assez copieusement garnis pour suffire à tous les besoins.

La conviction de cette vérité est tellement établie dans les esprits, qu'à une petite exception près, les hôtes les moins favorisés, en se retirant du palais, n'en franchissent la porte extérieure qu'avec des regrets et des larmes. Quelques-uns accusent de leurs peines passées, des envieux ou des malveillants; d'autres, de faux amis: il en est qui s'accusent eux-mêmes, tous se disent qu'il était possible de couler des jours heureux dans cet asile, avec le bon esprit de jouir en paix des biens communs qu'il offrait, ou d'y suppléer par le travail et la concorde. La mauvaise foi tient seule un autre langage.

Cependant le désordre momentané dont il a été témoin provoque les réflexions du voyageur. Il s'étonne que le prince hospitalier, qui a recueilli tant d'inconnus auxquels il ne devait rien, en intervenant dans leurs débats, n'ait empêché ni les spoliations ni les violences. A ses yeux, ces abus de la force blessent autant les lois de la justice que la majesté du trône. Il se représente principalement quelques honnêtes compagnons de route, qui, par la bonté de leur caractère, ont excité tout son intérêt, et qui, avec des droits à un meilleur sort, ont été indignement dépouillés et outragés.

C'est au milieu des tristes pensées que ces souvenirs réveillent, que le voyageur poursuit son chemin. Mais, tout à coup, il est abordé par un vieillard qui le salue, en lui disant: " Croyez-vous que les choses en restent là? Le prince a tout vu, il a tout entendu. Chacun sera traité suivant ses œuvres. Ne savez-vous pas que, par un pouvoir dont la source se perd dans les âges, il

oblige les voyageurs qui traversent la forêt à séjourner plus ou moins de temps dans le château, pour qu'il puisse acquérir une connaissance parfaite de leurs bonnes qualités? Indulgent pour les fautes, mais sévère pour toute habitude coupable, il va les attendre dans un palais voisin de celui que nous quittons, et où le même pouvoir les forcera de porter leurs pas: c'est là qu'il se réserve de recompenser et de punir; c'est là que chacun rendra un hommage volontaire ou forcé aux saintes lois de la justice."

A ces mots, un coup de lumière frappe l'intelligence du voyageur. Tout s'explique, tout se dévoile à ses yeux. Il ne s'étonne plus que des doutes outrageants auxquels il s'est abandonné sur le compte du souverain avec lequel il contracta le droit de l'hospitalité; également consolé du passé et rassuré sur l'avenir, il s'avance vers le terme de sa course; déjà il entrevoit, sans frayeur, le péristyle du second palais dont l'architecture, d'un style un peu austère, se dessine dans le lointain vaporeux. Placé sous la main d'un maître qui lui doit protection et justice, il s'endormira partout avec confiance. Il a été vu: c'est assez. KÉRATRY.

Inductions morales et physiologiques.

LE LAPIN DE LA FONTAINE.

L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a.-GRESSET.

JE m'étais ennuyé longtemps, et j'en avais ennuyé bien d'autres. Je voulus aller m'ennuyer tout seul. J'ai une fort belle forêt: j'y allai un jour, ou, pour ́mieux dire, un soir, pour tirer un lapin. C'était à l'heure de l'affût. Quantité de lapereaux paraissaient, disparaissaient, se grattaient le nez, faisaient mille bonds, mille tours, mais toujours si vite, que je n'avais pas le temps de lâcher mon coup. Un ancien, d'un poil un peu plus gris, d'une allure plus posée, parut tout d'un coup au bord de son terrier. Après avoir fait sa toilette tout à son aise (car c'est de là qu'on dit : "Propre comme un lapin"), voyantque je le tenais au bout

de mon fusil: "Tire donc," me dit-il, "qu'attends-tu?" Oh! je vous avoue que je fus saisi d'étonnement! Je n'avais jamais tiré qu'à la guerre sur des animaux qui parlent! "Je n'en ferai rien," lui dis-je, "tu es sorcier ou je meure!" "Moi, point du tout," me répondit-il, "je suis un vieux lapin de La Fontaine." Oh ! pour le coup, je tombai de mon haut. Je me mis à ses petits pieds, je lui demandai mille pardons, et lui fis des reproches de ce qu'il s'était exposé: “Eh! d'où vient cet ennui de vivre ?" "De tout ce que je vois." "Eh! donc, n'avez-vous pas le même thym, le même serpolet ?" "Oui; mais ce ne sont plus les mêmes gens. Si tu savais avec qui je suis obligé de passer ma vie! Hélas! ce ne sont plus les bêtes de mon temps. Ce sont de petits lapins musqués qui cherchent des fleurs. Ils veulent se nourrir de roses, au lieu d'une bonne feuille de chou qui nous suffisait autrefois. Ce sont des lapins géomètres, politiques, philosophes; que sais-je ? d'autres qui ne parlent qu'Allemande ; d'autres qui parlent un Français que je n'entends pas davantage. Si je sors de mon trou pour passer chez quelque gent voisine, c'est de même, je ne comprends plus personne. Les bêtes d'aujourd'hui ont tant d'esprit! Enfin, vous le dirai-je ? à force d'en avoir, ils en ont si peu, que notre vieux âne en avait davantage que les singes de ce temps-ci." Je priai mon lapin de ne plus avoir d'humeur, et je lui dis que j'aurais soin de lui et de ses camarades, s'il s'en trouvait encore. Il me promit de me dire ce qu'il disait à La Fontaine, et de me mener chez ses vieux amis. Il m'y mena en effet. Sa grenouille, qui n'était pas tout à fait morte, quoiqu'il l'eût dit, était de la plus grande modestie, en comparaison des autres animaux que nous voyons tous les jours ; ses crapauds; ses cigales chantaient mieux que nos rossignols, ses loups valaient mieux que nos moutons. Adieu, petit lapin, je vais retourner dans mes bois, à mes champs et à mon verger. J'élèverai une statue à La Fontaine, et je passerai ma vie avec les bêtes de ce bonhomme.

LE PRINCE DE LIGNE.

TROISIEME PARTIE.

CARACTÈRES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES.

BOILEAU DESPRÉAUX.

QUAND il parut, la poésie retrouva ce style qu'elle avait perdu depuis les beaux jours de Rome; ce style toujours clair, toujours exact, qui n'exagère ni n'affaiblit, n'omet rien de nécessaire, n'ajoute rien de superflu, va droit à l'effet qu'il veut produire, ne s'embellit que d'ornements accessoires puisés dans le sujet, sacrifie l'éclat à la véritable richesse, joint l'art au naturel, et le travail à la facilité ; qui, pour plaire toujours davantage, s'allie toujours de plus près au bon sens, et s'occupe moins de surprendre les applaudissements que de les justifier; qui fait sentir enfin, et prouve à chaque instant, cet axiome éternel: Rien n'est beau que le vrai.

La réunion de ces qualités si rares prouve que Despréaux avait plus d'étendue dans l'esprit que ne l'ont cru des juges sévères. On s'est plaint de ne point trouver dans ses écrits l'expression du sentiment; mais était-elle nécessaire aux genres qu'il a choisis? Il mérite de nouveaux éloges pour s'être renfermé dans les bornes de son talent: tant de bons écrivains ont eu la faiblesse d'en sortir! Il emploie toujours le degré de verve nécessaire à son sujet. Pourquoi donc l'a-t-on accusé de froideur ? Les jeunes gens qui aiment l'exagération, lui ont fait souvent ce reproche. Plusieurs ont à expier des jugements précipités sur ce législateur du goût: heureux ceux qui se désabusent de bonne

heure! Despréaux n'a pas sans doute la philosophie de Pope, qu'il égale au moins par le style. On ne peut guère exiger qu'il s'élevât au-dessus des idées de son siècle : les siennes ne sont point inférieures à celles des moralistes ses contemporains, si l'on excepte La Fontaine et Molière. Combien de vers des épîtres à Lamoignon, à Guilleragues, à Seignelay, sont devenus proverbes, et se répètent tous les jours! Il faut bien qu'ils n'expriment pas des idées triviales. L'épître au grand Arnauld n'a-t-elle pas un but très-moral, malgré les réflexions critiques d'un littérateur très distingué ? Pour se convaincre de l'utilité de ce sujet, qu'on ouvre les "Confessions de Jean-Jacques Rousseau :" toutes les fautes dont il s'accuse naissent de la mauvaise honte. Que d'hommes trouveraient le même résultat, en interrogeant leur conduite! Cependant il faut avouer que Despréaux n'a pas traité les sujets de morale avec la même profondeur que le poëte Anglais. Il avait moins d'élévation dans les idées; mais il compense bien ce désavantage par l'excellence de son goût et la justesse de son esprit. DE FONTANES.

MOLIÈRE ET LA FONTAINE.

MOLIÈRE, dans chacune de ses pièces, ramenant la peinture des mœurs à un objet philosophique, donne à la comédie la moralité de l'apologue. La Fontaine, transportant dans ses fables la peinture des mœurs, donne à l'apologue une des grandes beautés de la comédie, les caractères. Doués tous les deux au plus haut degré du génie d'observation, génie dirigé dans l'un par une raison supérieure, guidé dans l'autre par un instinct non moins précieux, ils descendent dans le plus profond de nos travers et de nos faiblesses; mais chacun, selon la double différence de son genre et de son caractère, les exprime différemment.

Le pinceau de Molière doit être plus énergique et plus ferme, celui de La Fontaine plus délicat et plus fin. L'un rend les grands traits avec une force qui le montre comme supérieur aux nuances; l'autre saisit les

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