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avec clarté. Il semble qu'on n'écrive plus qu'en énigmes. Rien n'est simple, tout est affecté; on s'éloigne en tout de la nature, on a le malheur de vouloir mieux faire que nos maîtres.

Tenez-vous en, mademoiselle, à tout ce qui vous plaît en eux. La moindre affectation est un vice. Les Italiens n'ont dégénéré après le Tasse et l'Arioste, que parce qu'ils ont voulu avoir trop d'esprit ; et les Français sont dans le même cas. Voyez avec quel naturel madame de Sévigné et d'autres dames écrivent; comparez ce style avec les phrases entortillées de nos petits romans. Je vous cite les héroïnes de votre sexe, parce que vous me paraissez faite pour leur ressembler. Ily a des pièces de madame Deshoulières qu'aucun auteur de nos jours ne pourrait égaler. Si vous voulez que je vous cite des hommes, voyez avec quelle clarté, quelle simplicité notre Racine s'exprime toujours. Chacun croit, en le lisant, qu'il dirait en prose tout ce que Racine a dit en vers. Croyez que tout ce qui ne sera pas aussi clair, aussi simple, aussi élégant, ne vaudra rien du tout.

Vos réflexions, mademoiselle, vous en apprendront cent fois plus que je ne pourrais vous en dire. Vous verrez que nos bons écrivains, Fénelon, Bossuet, Racine, Despréaux, employaient toujours le mot propre. On s'accoutume à bien parler, en lisant souvent ceux qui ont bien écrit ; on se fait une habitude d'exprimer simplement et noblement sa pensée sans effort. Ce n'est point une étude; il n'en coûte aucune peine de lire ce qui est bon, et de ne lire que cela. On n'a de maître que son plaisir et son goût.

Pardonnez, mademoiselle, à ces longues réflexions; ne les attribuez qu'à mon obéissance à vos ordres. J'ai l'honneur d'être avec respect, etc.

MADAME DE SÉVIGNÉ À M. DE COULANGES.

Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la

plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'aujourd'hui, la plus digne d'envie; enfin une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n'est-il pas juste une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon ? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame de Hauteville; une chose enfin qui se fera Dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue; une chose qui se fera Dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite Lundi. Je ne puis me résoudre à vous la dire, devinez-la je vous la donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ?

:

Hé bien il faut donc vous la dire: M. de Lauzun épouse Dimanche, au Louvre, devinez qui? Je vous le donne en quatre je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit: Voilà qui est bien difficile à deviner! c'est madame de la Vallière? -Point du tout, madame.—C'est donc mademoiselle de Retz? Point du tout: vous êtes bien provinciale! -Ah, vraiment, nous sommes bien bêtes! dites vous: c'est mademoiselle Colbert.-Encore moins.-C'est as surément mademoiselle de Créqui.-Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous la dire. Il épouse Dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle de mademoiselle devinez le nom; il épouse mademoiselle, fille du feu monsieur; mademoiselle, petite-fille de Henri IV: mademoiselle d'Eu, de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d'Orléans ; mademoiselle, cousine germaine du roi ; mademoiselle, destinée au trône ; mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de monsieur.

Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites des injures, nous

LETTRE DE MADame de sévigné à sa fille. 277

trouverons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous ; adieu. Les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non.

LE DUC DE MONTANSIER AU DAUPHIN, SUR LA PRISE DE PHILIPSBOURG.

MONSEIGNEUR,-Je ne vous fais pas de compliment sur la prise de Philipsbourg : vous aviez une bonne armée, une excellente artillerie, et Vauban. Je ne vous en fais pas non plus sur les preuves que vous avez données de bravoure et d'intrépidité : ce sont des vertus héréditaires dans votre maison; mais je me réjouis avec vous de ce que vous êtes libéral, généreux, humain, faisant valoir les services d'autrui et oubliant les vôtres : c'est sur quoi je vous fais mon compliment.

LETTRE DE MADAME DE SÉVIGNÉ À SA FILLE.

Livry, Lundi, 27 Mai, 1675.

QUEL jour, ma fille, que celui qui ouvre l'absence. Comment vous a-t-il paru? Pour moi, je l'ai senti avec toute l'amertume et la douleur que j'avais imaginées, et que j'avais appréhendées depuis si long-temps. Quel moment que celui où nous nous séparâmes! quel adieu et quelle tristesse d'aller chacune de son côté, quand on se trouve si bien ensemble ! je ne veux point vous en parler davantage, ni célébrer, comme vous dites, toutes les pensées qui me pressent le cœur : je veux me représenter votre courage, et tout ce que vous m'avez dit sur ce sujet, qui fait que je vous admire.

Il me

parut pourtant que vous étiez un peu touchée en m'embrassant. Pour moi, je revins à Paris comme vous pouvez vous l'imaginer. M. de Coulanges se conforma à mon état j'allai descendre chez M. le cardinal de Retz, où je renouvelai tellement toute ma douleur, que je fis prier M. de La Rochefoucault, madame de la Fayette, et madame de Coulanges, qui vinrent pour me voir, de trouver bon que je n'eusse point cet honneur :

il faut cacher ses faiblesses devant les forts. M. le cardinal entra dans les miennes ; la sorte d'amitié qu'il a pour vous le rend fort sensible à votre départ.

Ne blâmez point, mon enfant, ce que je sentis en rentrant chez moi quelle différence! quelle solitude! quelle tristesse ! Votre chambre, votre cabinet, votre portrait! Ne plus trouver cette aimable personne ! M. de Grignan comprend bien ce que je veux dire et ce que je sentis. Le lendemain, qui était hier, je me trouvai tout éveillée à cinq heures, j'allai prendre Corbinelli pour venir ici avec l'abbé. Il y pleut sans cesse, et je crains fort que vos chemins de Bourgogne ne soient rompus. Nous lisons ici des maximes que Corbinelli m'explique; il voudrait bien m'apprendre à gouverner mon cœur ; j'aurais beaucoup gagné à mon voyage, si j'en rapportais cette science. Je m'en retourne demain ; j'avais besoin de ce moment de repos pour remettre un peu ma tête, et reprendre une espèce de contenance.

LETTRE DE MILADY CATESBY À LADY HENRIETTE.

Je m'ennuie ici, ma chère ; je m'y ennuie beaucoup. Que j'ai déjà regretté votre cabinet, le mien, la douceur de ces entretiens que la confiance rend si vifs; ces amusements simples, ces lectures utiles! Si quelque chagrin nous touche, et vient troubler notre tranquillité, au moins la froideur n'est jamais en tiers avec nous. Il semble que l'on soit libre ici ; et la contrainte est cachée sous cette liberté apparente. On y fait ce que l'on veut, mais on n'y dit point ce que l'on pense. Que le grand monde, que cette société brillante, appelée la bonne compagnie, donne peu de satisfaction à ceux qui l'examinent! Ce n'est ni le goût, ni le cœur, pas même l'espérance du plaisir, qui rassemblent ces êtres bizarres, nés pour posséder beaucoup, désirer davantage, et ne jouir de rien. Ils se cherchent sans s'aimer, se voient sans se plaire, et se perdent dans la foule sans se regretter. Qu'est-ce donc qui les unit? L'égalité du rang et de la fortune, l'usage, l'ennui d'eux-mêmes, ce

besoin de s'étourdir qu'ils sentent continuellement, et qui semble attaché à la grandeur, aux richesses, à l'éclat, enfin à tous les biens que le ciel n'a pas également départis à toutes ses créatures.

Quels liens, ma chère, et quels amis ! Pour moi, peu accoutumée à déguiser mes sentiments, puis-je me plaire avec ceux auxquels je ne saurais les montrer sans réserve? Il faut être dans une situation fort heureuse pour s'amuser des gens qu'on aime peu qu'on n'aime point du tout. Mais je suis bien réfléchissante; je vous lasse, peut-être. Adieu; de quelque humeur que je sois, je vous aime toujours, ah! oui, de tout mon MADAME RICCOBONI.

cœur.

FABLES ET ALLÉGORIES.

LA NUIT DU JOUR DE L'AN.-LES DEUX CHEMINS DE LA VIE.

PENDANT la nuit du premier jour de l'année 1797, un homme de soixante ans était à la fenêtre; il élevait ses regards désolés vers la voûte argentée du ciel, où nageaient et brillaient les étoiles, comme les blanches fleurs du nénuphar sur une nappe d'eau tranquille; il les rabaissait ensuite sur la terre, où personne n'était aussi dépourvu que lui de joie et de repos, car sa tombe n'était pas loin de lui; il avait déjà descendu soixante des marches qui devaient l'y conduire, et il n'y emportait, du beau temps de sa jeunesse, que des fautes et des remords. Sa santé était détruite, son âme vide et abattue, son cœur navré de repentir, et sa vieillesse pleine de chagrin. Les jours de sa jeunesse reparaissaient devant lui, et lui rappelaient ce moment solennel où son père l'avait placé à l'entrée de ces deux routes dont l'une conduit dans un pays tranquille et heureux, couvert de moissons fertiles, éclairé par un soleil toujours pur, et retentissant d'une douce harmonie, tandis que

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