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tivement, lui demanda où il voulait aller, et l'assura que la route qu'il allait prendre était fort dangereuse; il ajouta que s'il voulait le suivre, il le mènerait dans une ferme qui n'était pas fort éloignée, où il pourrait passer fort tranquillement la nuit. Le religieux se trouva fort embarrassé; la curiosité avec laquelle cet homme l'avait regardé lui donnait des soupçons: mais considérant que s'il avait quelque mauvais dessein, il ne lui serait pas possible d'échapper de ses mains, il le suivit en tremblant. Sa peur ne fut pas de longue durée, il aperçut la ferme dont le paysan lui avait parlé; et cet homme qui en était le maître, dit en entrant, à sa femme, de tuer un chapon avec les meilleurs poulets de la bassecour, et de bien régaler son hôte. Pendant qu'on préparait le souper, le paysan rentra suivi de huit enfans, à qui il dit: "Mes enfans, remerciez ce bon religieux; sans lui vous ne seriez pas au monde, ni moi non plus; il m'a sauvé la vie." Le religieux se rappela alors tous les traits de cet homme, et reconnut le voleur duquel il avait favorisé l'evasion. Il fut accablé des caresses et des actions de grâces de la famille ; et lorsqu'il fut seul avec cet homme, il lui demanda par quel hasard il se trouvait si bien établi. "Je vous ai tenu ma parole," lui dit le voleur, "et déterminé à vivre en honnête homme, je vins en demandant l'aumône jusqu'à ce lieu, qui est celui de ma naissance? j'entrai au service du maître de cette ferme, et ayant gagné les bonnes grâces de mon maître par ma fidélité et mon attachement, il me fit épouser sa fille unique.-Dieu a béni les efforts que j'ai faits pour être homme de bien; j'ai amassé quelque chose: vous pouvez disposer de moi et de tout ce qui m'appartient, et je mourrai content à présent que je vous ai vu, et que je puis vous prouver ma reconnaissance." Le religieux lui dit, qu'il était trop payé du service qu'il lui avait rendu, puisqu'il faisait un si bon usage de la vie qu'il lui avait conservée il ne voulut rien accepter de ce qu'on lui offrait, mais il ne put jamais refuser au paysan de rester quelques jours chez lui, où il fut traité comme un prince ensuite ce bon homme le força de se servir au

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moins d'un de ses chevaux pour achever sa route, et ne voulut point le quitter qu'il ne fût sorti des chemins dangereux, qui sont en grand nombre dans ces quartiers.

Athènes, 27 Septembre, 1832.

Nous avons passé la journée à la noce d'une jeune Syrienne Grecque. La cérémonie a commencé par une longue procession de femmes Grecques, Arabes, et Syriennes, qui sont venues les unes à cheval, les autres à pied, par les sentiers d'aloès et de mûriers, assister la fiancée pendant cette fatigante journée.

Introduits dans les jardins de la maison de la fiancée, on fait entrer les femmes dans les divans pour faire leurs compliments à la jeune fille, pour admirer sa parure, et pour voir les cérémonies. Pour nous, on

nous a laissés dans la cour ou fait entrer dans un divan inférieur. Là, une table était dressée à l'Européenne, chargée d'une multitude de fruits comfits, de gateaux au miel et au sucre, de liqueurs et sorbets, et pendant toute la soirée on a renouvelé cette collation à mesure que les nombreux visiteurs l'avaient épuisée. J'ai réussi à m'introduire par exception jusque dans le divan des femmes au moment où l'archevêque Grec donnait la bénédiction nuptiale. La jeune fille était debout à côté de son fiancé, couverte de la tête aux pieds d'un voile de gaze rouge brodé en or. Un moment le prêtre a écarté le voile, et le jeune homme a pu entrevoir pour la première fois celle à qui il unissait sa vie. Elle était belle, admirablement belle. Sa pâleur dont l'émotion couvrait ses joues était relevée par les reflets de son voile rouge et par les longues nattes de ses cheveux noirs qui tombaient tout autour de sa taille, ses cils étaient peints en noir, ainsi que ses sourcils et le bord de ses yeux, tout enfin donnait à sa ravissante beauté un caractère de nouveauté et de solennité dont nous fûmes tous vivement frappés. L'évêque prit des mains d'un de ses prêtres une couronne de fleurs naturelles, la posa sur la tête de la jeune fille, la reprit, la plaça sur les cheveux du jeune homme, la reprit encore pour la remettre sur le voile de l'épouse, et la passa ainsi plusieurs fois

d'une tête à l'autre. Puis on leur passa également tour à tour des anneaux aux doigts l'un de l'autre. Ils rompirent ensuite le même morceau de pain, ils bûrent le vin consacré dans la même coupe.

Quand la nuit fut venue on reconduisit le jeune homme processionnellement jusqu'à la maison de son père. Ce n'est qu'après huit jours que l'on permet au nouvel époux de venir prendre sa femme et la conduire chez lui.

LAMARTINE. Voyage en Orient.

En Mer, 15 Août.

Nous naviguons délicieusement par un vent favorable qui nous pousse entre le cap Matapan et l'île Cérigo.

Un pirate Grec s'approche de nous pendant que la frégate est à quelques lieues en mer à la poursuite d'un bâtiment suspect. Un brick Grec est à une encâblure de nous; nous montons tous sur le pont: nous nous préparons au combat; nos canons sont chargés; le pont est jonché de fusils et de pistolets. Le capitaine somme le commandant du brick de se rétirer. Celui-ci, voyant vingt-cinq hommes bien armés sur notre pont, se décide à ne point risquer l'abordage. Il s'éloigne, il revient une seconde fois, et touche presque à notre bâtiment. Nous allons faire feu. Il se retire et rest pendant un quart d'heure à portée de pistolet. Il prétend qu'il est, comme nous, un bâtiment marchand rentrant dans l'Archipel. J'observe son équipage. Jamais je n'ai vu des figures où le crime, le meurtre, et le pillage fussent écrits en plus hideux caractères. On aperçoit quinze ou vingt bandits, les uns en costume Albanais, les autres en lambeaux d'habits Européens, assis, couchés ou manoeuvrant sur son bord. Tous sont armés de pistolets et de poignards dont les manches étincèlent de ciselures d'argent. Il y a un feu sur le pont, où deux femmes âgées font cuire du poisson. Une jeune fille de quinze à seize ans parait de temps en temps parmi ces mégères, figure céleste, apparition angélique au milieu de ces figures infernales. Une des vieilles femmes la repousse plusieurs fois dans l'entre

pont, elle descend en pleurant ; une dispute s'élève apparemment à ce sujet entre quelques hommes de l'équipage. Deux poignards sont tirés et brandis le capitaine, qui fume nonchalamment sa pipe accoudé sur la barre, se jette entre les deux bandits, il en renverse un sur le pont; tout s'apaise; la jeune Grecque remonte, elle essuie ses yeux avec les longues tresses de ses cheveux ; elle s'assied au pied du grand mât. Une des vieilles femmes est à genoux derrière elle, et peigne les longs cheveux de la jeune fille. Le vent fraîchit. Le pirate Grec met le cap sur l'île Cérigo, et en un clin d'œil il se couvre de voiles, et n'est bientôt plus qu'un point blanc à l'horizon.

Nous mettons en panne pour attendre la frégate qui tire un coup de canon pour nous avertir. En peu d'heures elle nous a rejoints. Le pirate Grec qu'elle poursuivait lui a échappé. Il est entré dans une des anses inaccessibles de la côte, où ils se réfugient toujours en pareille rencontre.

LAMARTINE. Voyage en Orient.

En Mer, le 18 Janvier.

Le vent se modère, il tourne un peu pour nous; nous fuyons, par un ciel gris et brumeux, vers le golfe de Damiette; nous perdons de vue toute terre; la journée, nous faisons bonne route; la mer est douce, mais des signes précurseurs de tempête préoccupent le capitaine et le second; elle éclate au tomber du jour; le vent fraîchit d'heure en heure, les vagues deviennent de plus en plus montueuses; le navire crie et fatigue; tous les cordages sifflent et vibrent sous les coups de vent comme des fibres de métal; ces sons aigus et plaintifs ressemblent aux lamentations des femmes Grecques aux convois de leurs morts; nous ne portons plus de voiles, le vaisseau roule d'un abîme à l'autre, et chaque fois qu'il tombe sur le flanc, ses mâts semblent s'écrouler dans la mer comme des arbres déracinés, et la vague écrasée sous le poids rejaillit et couvre le pont; tout le monde, excepté l'équipage et moi, est descendu dans l'entre-pont; on entend les gémissements des

malades et le roulis des caisses et des meubles qui se heurtent dans les flancs du brick. Le brick lui-même, malgré ses fortes membrures et les pièces de bois énormes qui le traversent d'un bord à l'autre, craque et se froisse comme s'il allait s'entr'ouvrir. Les coups

en

de mer sur la poupe retentissent de moment moment comme des coups de canon ; à deux heures du matin la tempête augmente encore; je m'attache avec des cordes au grand mât, pour n'être pas emporté par la vague et ne pas rouler dans la mer, lorsque le pont incline presque perpendiculairement. Enveloppé dans mon manteau, je contemple ce spectacle sublime, je descends de temps en temps sous l'entre-pont pour rassurer ma femme couchée dans son hamac. Le second capitaine, au milieu de cette tourmente affreuse, ne quitte la manœuvre que pour passer d'une chambre à l'autre, et porter à chacun les secours que son état exige: homme de fer pour le peril et cœur de femme pour la pitié; toute la nuit se passe ainsi. Le lever du soleil, dont on ne s'aperçoit qu'au jour blafard qui se répand sur les vagues et dans les nuages confondus, loin de diminuer la force du vent, semble l'accroître encore; nous voyons venir, d'aussi loin que porte le regard, des collines d'eau écumante derrière d'autres collines. Pendant qu'elles passent, le brick se torture dans tous les sens, écrasé par l'une, relevé par l'autre ; lancé dans un sens par une lame, arrêté par une autre qui lui imprime de force une direction nouvelle, il se jette tantôt sur un flanc, tantôt sur l'autre ; il plonge la proue en avant comme s'il allait s'engloutir; la mer qui court sur lui fond sur sa poupe et le traverse d'un bord à l'autre ; de temps en temps il se relève ; la mer, écrasée par le vent, semble n'avoir plus de vagues et n'être qu'un champ d'écumes tournoyantes; il y a comme des plaines, entre ces énormes collines d'eau, qui laissent reposer un instant les mâts; mais on rentre bientôt dans la région des hautes vagues, on roule de nouveau de précipice en précipice. Dans ces alternatives horribles, le jour s'écoule ; le capitaine me consulte; les côtes d'Egypte sont basses, on peut y

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