Page images
PDF
EPUB

milieu des mondes qui ne brillent que des pâles reflets de la matière.

L'empire du monde lui a été donné, parce que son âme, plus grande que le monde, le mesure, l'admire, l'explique et le comprend.

La nature lui a été soumise parce qu'il sait pénétrer le merveilleux mécanisme de ses lois, découvrir ses plus impénétrables secrets et lui arracher tous les trésors qu'elle renferme dans son sein.

Placé à cette hauteur, l'homme devait y rencontrer une tentation périlleuse; la tête pouvait lui tourner dans l'éblouissement de sa gloire; il pouvait oublier le bienfaiteur adorable qui l'avait fait si grand, et s'admirer, s'adorer lui-même comme le principe et la source première de sa toute-puissance. Mais la bonté divine s'est hâtée de le secourir dans ce danger, en gravant dans son âme une loi de dépendance et d'infirmité originelle dont il est impossible à l'orgueil lui-même d'effacer jamais la céleste empreinte.

Ainsi, la nature a reçu l'ordre de ne lui livrer ses secrets et ses trésors que d'une main avare, l'un après l'autre, à la suite de pénibles travaux et de profondes méditations, pour lui faire sentir à chaque instant que si elle était obligée de se prêter à ses désirs, elle cédait moins à sa volonté qu'à ses fatigues, signe certain de sa dépendance.

Ainsi, point de progrès, point de conquêtes de l'homme qui ne soient en même temps une preuve sensible de sa puissance et de sa faiblesse et qui ne portent le cachet indélible de sa force et de son infirmité. MONSEIGNEUR FAYET.

LETTRES.

RÉCIT D'UN VOYAGE EN CALABRE.

UN jour je voyageais en Calabre. C'est un pays de méchantes gens, qui, je crois, n'aiment personne, et en veulent surtout aux Français. De vous dire pourquoi, cela serait long; suffit qu'ils nous haïssent à mort, et qu'on passe fort mal son temps lorsqu'on tombe entre leurs mains. J'avais pour compagnon un jeune homme d'une figure. .. Je ne dis pas cela pour vous intéresser, mais parce que c'est la vérité. Dans ces montagnes les chemins sont des précipices, nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine; mon camarade allant devant, un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut ma faute, devais-je me fier à une tête de vingt ans ? Nous cherchâmes, tant qu'il fit jour, notre chemin à travers ces bois; mais plus nous cherchions, plus nous nous perdions, et il était nuit noire quand nous arrivâmes près d'une maison fort noire. Nous y entrâmes, non sans soupçon, mais comment faire ? Là nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita. Mon jeune homme ne se fit pas prier : nous voilà mangeant et buvant, lui du moins, car pour moi j'examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien mines de charbonniers; mais la maison, vous l'eussiez prise pour un arsenal. Ce n'étaient que fusil, pistolets, sabres, couteaux, coutelas. Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi. Mon camarade au contraire: il était de la famille, il riait, il causait avec eux : et par une imprudence que j'aurais dû prévoir, il dit d'abord d'où nous sommes, où nous allions, qui nous étions; Français, imaginez un peu ! chez nos plus mortels ennemis, seuls, égarés, si loin de tout secours humain et puis, pour ne rien omettre de ce qui pouvait nous perdre, il fit le riche, promit à ces gens pour la dépense, et pour nos guides le lendemain, ce qu'ils voulurent. Enfin, il parla de sa valise; priant fort

qu'on en eût grand soin, qu'on la mît au chevet de son lit; il ne voulait point, disait-il, d'autre traversin. Ah! jeunesse ! jeunesse ! que votre âge est à plaindre ; cousine, on crut que nous portions les diamants de la couronne; ce qu'il y avait qui lui causait tant de souci dans cette valise, c'étaient les lettres de sa maîtresse.

Le souper fini, on nous laisse ; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la chambre haute où nous avions mangé; une soupente élevée de sept à huit pieds, où l'on montait par une échelle, c'était là le coucher qui nous attendait, espèce de nid, dans lequel on s'introduisait en rampant sous des solives chargées de provisions pour toute l'année. Mon camarade y grimpa seul, et se coucha tout endormi, la tête sur la précieuse valise. Moi, déterminé à veiller, je fis bon feu, et m'assis auprès. La nuit s'était déjà passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand sur l'heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j'entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer; et prêtant l'oreille par la cheminée qui communiquait avec celle d'en bas, je distinguai parfaitement ces propres mots du mari: "Eh bien ! enfin voyons, faut-il les tuer tous deux ?” A quoi la femme répondit: "Oui," et je n'entendis plus rien. Que vous dirai-je ? je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme un marbre; à me voir, vous n'eussiez su si j'étais mort ou vivant. Dieu! quand j'y pense encore!.. Nous deux presque sans armes, contre eux douze ou quinze qui en avaient tant. Et mon camarade mort de sommeil et de fatigue! L'appeler, faire du bruit, je n'osais; m'échapper tout seul, je ne pouvais; la fenêtre n'était guère haute, mais en bas deux gros dogues hurlant comme des loups. . . En quelle peine je me trouvais, imaginez-le, si vous pouvez.

Au bout d'un quart d'heure qui fut long, j'entends sur l'escalier quelqu'un, et par les fentes de la porte, je vis le père, sa lampe dans une main, dans l'autre un de ses grands couteaux. Il montait, sa femme après lui; moi derrière la porte; il ouvrit ; mais avant d'entrer il posa la lampe que sa femme vint prendre ; puis il

entre pieds nus, et elle de dehors lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe : “Doucement, va doucement." Quand il fut à l'échelle, il monte, son couteau dans les dents, et venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu offrant sa gorge découverte, d'une main il prend son couteau, et de l'autre. . . . Ah! cousine. . . il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s'en va, et je reste seul à mes réflexions.

Dès que le jour parut, toute la famille, à grand bruit, vint nous éveiller, comme nous l'avions recommandé. On apporte à manger : on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter l'un et manger l'autre. En les voyant, je compris enfin le sens de ces terribles mots : "Faut-il les tuer tous deux ?" Et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait.

Cousine, obligez-moi : ne contez point cette histoire. D'abord, comme vous voyez, je n'y joue pas un beau rôle, et puis vous me la gâterez. Tenez, je ne vous flatte point; c'est votre figure qui nuirait à l'effet de ce récit. Moi, sans me vanter, j'ai la mine qu'il faut pour les contes à faire peur. Mais vous, voulez-vous conter? Prenez des sujets qui aillent à votre air, Psyché, par exemple.P. L. COURIER.

LETTRE DE MADAME MOULIER À SA MÈRE.

JE me trouvai l'an passée à la campagne, avec un bon religieux qui a plus de quatre-vingts ans, et voici ce qu'il me raconta.

Il fut mandé il y a quarante ans, pour disposer à la mort un voleur de grand chemin on l'enferma avec le patient dans une petite chapelle. Pendant qu'il faisait ses efforts pour l'exciter au repentir de son crime, il s'aperçut que cet homme était distrait, et l'écoutait à peine. "Mon cher ami," lui dit-il," pensez-vous que dans

quelques heures il faudra paraître devant Dieu ? Et qui peut vous distraire d'une affaire pour vous de si grande importance ?" "Vous avez raison, mon père,” lui dit le patient; "mais je ne puis m'ôter de l'esprit qu'il ne tiendrait qu'à vous de me sauver la vie ; et une telle pensée est bien capable de me donner des distractions." "Comment m'y prendrais-je pour vous sauver la vie ?" répondit le religieux. "Et quand cela serait en mon pouvoir, pourrais-je hasarder de le faire, et vous donner par là occasion d'accumuler vos crimes?" "S'il n'y a que cela qui vous arrête," répondit le patient, "vous pouvez compter sur ma parole : j'ai vu le supplice de trop près pour m'y exposer de nouveau."

[ocr errors]

Le religieux fit ce que nous eussions fait, vous et moi en pareille occasion, il se laissa attendrir, et il ne fut plus question que de savoir comment il faudrait s'y prendre. La chapelle où ils étaient n'était éclairée que par une fenêtre qui était proche du toit, et élevée de plus de quinze pieds. "Vous n'avez," dit le criminel, qu'à mettre votre chaise sur l'autel, que nous pouvons transporter au pied du mur; vous monterez sur la chaise, et moi sur vos épaules, d'où je pourrai gagner le toit.” Le religieux se prêta à cette manœuvre, et resta ensuite tranquillement sur la chaise, après avoir remis à sa place l'autel qui était portatif. Au bout de trois heures, le bourreau qui s'impatientait frappa à la porte, et demanda au religieux ce qu'était devenu le criminel. “Il est sorti," répondit-il, froidement," par cette fenêtre." Le bourreau qui perdait à ce compte, après avoir demandé au religieux s'il se moquait de lui, courut avertir les juges ils se transportèrent à la chapelle, où notre homme assis, leur montrant la fenêtre, les assura en conscience que le patient s'était envolé par là, et qu'au surplus si c'était un criminel, il n'était pas fait pour en être le gardien. Les magistrats ne purent conserver leur gravité vis-à-vis du sang froid de ce bon homme, et ayant souhaité un bon voyage au patient, se retirèrent. Vingt ans après, ce religieux passant par les Ardennes, se trouva égaré dans le temps que le jour finissait; une façon de paysan l'ayant examiné fort atten

« PreviousContinue »