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interrompt tout à la fois; il n'a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés; il abuse de la folle déférence qu'on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Eutidème qui donne le repas? Il rappelle à soi toute l'autorité de la table; et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière qu'à la lui disputer : le vin et les viandes n'ajoutent rien à son caractère. Si l'on joue, il gagne au jeu ; il veut railler celui qui perd, et il l'offense les rieurs sont pour lui; il n'y a sorte de fatuités qu'on ne lui passe. Je cède enfin, et je disparais, incapable de souffrir plus longtemps Théodecte et ceux qui le souffrent. LA BRUYÈRE.

LE BIBLIOPHILE.

PENDANT que la passion des tableaux amuse l'arrièresaison de l'un, la passion des livres s'empare de cet autre que vous voyez là-bas, marchant la tête haute, le corps tout droit, vieillard bien portant et clairvoyant qui sort de chez lui bien brossé, et qui rentrera tout poudreux le soir.

C'est celui-là qui est heureux ! ne lui parlez pas de tableaux à celui-là ! Il a en horreur les vieilles toiles où l'on ne voit rien, les couleurs passées, les cadres ternis, les lambeaux de couleurs disséminés ça et là; sa passion est bien meilleure: il en veut, lui, à des passions qu'on tient dans sa main, qu'on met dans sa poche, dont on jouit tout seul le partout, la nuit comme le jour. Parlez-lui des vieux livres, des belles éditions, des Elzévirs non rognés; parlez-lui des reliures de Derome et de Thouvenin: pauvre Thouvenin, mort jeune encore et si grand artiste! parlez-lui des vieux chefs-d'œuvre de la typographie Française; il les a tous vus, il les a tous touchés ; il vous en dira l'histoire et à quels maîtres ils ont appartenu depuis la vente du duc de la Vallière. Il y a tel volume qu'il suivi depuis dix années. Enfin le dernier maître de ce volume est mort il y a un mois. La vente se fera demain demain ! dans vingt-quatre heures! Quelle impatience pour le

bibliophile! Il s'agite, il s'inquiète, il ne peut rester en place. Quelle heure est-il? il ne sera jamais à demain. Cependant, il va sans le vouloir à sa promenade accoutumée; il faut bien qu'il achète un petit livre pour se distraire. Donc il cherche, il remue, il ouvre, il ferme des livres ; il les étudie, il les flaire: “Voici un volume mieux conservé que tel autre volume que j'ai déjà; mais le frontispice de mon volume est mieux tiré que le frontispice de ce volume. J'aurais un chefd'œuvre en mettant mon frontispice à cet exemplaire." Et il achète l'exemplaire; un autre jour il en achètera un troisième pour remplacer un feuillet de la table des matières qui est légèrement jauni; il faut du temps. pour faire un beau livre. La journée se passe ainsi. Quatre heures venues, le bibliophile rentre à la maison; ses poches sont pleines; il les vide sur la table; il se met à table, et il mange; et, tout en mangeant, il collationne ses livres, il les tourne dans tous les sens; il boit, il mange; sa digestion est facile : il a tant d'amis à sa table! Au dessert, il va à sa bibliothèque, et il arrange tous les nouveaux-venus. En même temps, il met les anciens à la réforme, car c'est un homme de peu de livres ; il n'en veut qu'à certains ouvrages, mais il les veut beaux; et, quand il les a beaux, il les veut parfaits. Ainsi il change, il arrange, il troque, il achète sans cesse ; plus il donne d'aliment à sa passion, et plus sa passion grandit et s'enflamme. Quand tout est en ordre chez ses livres, il se met au lit et il dort. Il dort, et il rêve gravures, parchemins, reliures; il ne flaire que du cuir de Russie, son sommeil est calme. Le matin il se lève, et il regarde ses livres ; il leur donne de l'air et du soleil; et, par la même occasion, il en prend pour lui-même. Ce jour-là, il est plus heureux que de coutume, car c'est ce soir, à huit heures, chez Sylvestre, qu'on vend l'exemplaire en question, qu'il poursuit depuis tant d'années. Le soir venu, il s'y rend des premiers. Celui qui fait la veute, Merlin ou Crozet, lui a gardé une place à ses côtés ; il prend sa place; il a tous les beaux livres sous ses regards; il les voit, il les touche, mais dans le nombre il n'en

voit qu'un seul. Enfin son livre est annoncée, le cœur lui manque: "A vingt francs, à vingt-cinq-à trente francs-trente-cinq- quarante-cinquante-soixantedix-soixante-quinze quatre-vingt-cinq." Et pendant tout ce temps, il pâlit, il frisonne. "Quatre-vingtcinq-dix-quinze-cent francs! Cent francs," répète lentement le commissaire priseur. Cent francs qui pourrait dire l'émotion du bibliophile! . . Mais enfin, le Ciel est juste: notre homme l'emporte, le livre est à lui, il triomphe, il est heureux. Ses rivaux le regardent d'un œil d'envie; lui, triomphant, il emporte son livre; vous le feriez officier de la Légion d'honneur, et cela dans les bons temps, qu'il ne serait pas plus superbe. Heureuse passion! Elle ne laisse pas même voir à cet homme, qu'à présent qu'il a ce bouquin, sublime entre tous ses bouquins, c'est à lui, à présent, à mourir. JULES JANIN.

LE TARTUFFE DE DÉSINTÉRESSEMENT.

BERVILLE ne connaît de bonheur qu'avec une fortune médiocre, de vertu que dans une condition privée; l'ambition, de quelque nature qu'elle soit, n'est à ses yeux qu'une source de tourments, de besoins et de privations. Il faut l'entendre parler des avantages de la médiocrité, des plaisirs de la vie domestique! Comme il prouve admirablement que la faveur des cours est ce qu'il y au monde de plus fragile; qu'on ne peut faire aucun fonds sur l'amitié des grands, et encore moins sur leur reconnaissance ! De combien de citations d'Épictète, de Sénèque, de Montaigne, il appuie ces vérités nouvelles! Si quelqu'un lui fait remarquer le contraste de sa conduite et de ses principes, en lui objectant qu'il n'est point d'antichambre un peu considérable où l'on ne soit sûr de le rencontrer, point d'audience de ministre où il ne se trouve, point de cercle où il ne se montre en habit brodé, Berville ne manque point d'excellentes raisons pour motiver ces inconséquences: c'est toujours le besoin d'obliger qui

le conduit dans ces lieux, d'où son caractère et ses goûts l'éloignent. Depuis longtemps, je commençais à craindre d'avoir été la dupe au sage et modeste Berville: l'aventure que M. D-m'a racontée, il y a quelques jours, a fini par m'ouvrir les yeux. Bien convaincu, comme il le lui avait entendu répéter, que Berville avait beaucoup de crédit, mais qu'il ne l'employait qu'à être utile aux autres, M. D- - l'alla trouver un matin, et s'ouvrit à lui sur le désir qu'il avait d'obtenir une place près de vaquer par la mort de celui qui l'occupait; il lui en fit bien connaître tous les avantages, et lui en détailla toutes les convenances; Berville promit de s'occuper sans délai de cette affaire, et tint parole. Il sollicita la place, et l'obtint-pour lui-même. DE JOUY.

LA CURIOSITÉ, OU LES MANIES.

La curiosité n'est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique ; pour ce qu'on a, et ce que les autres n'ont point. Ce n'est pas un attachement à ce qui est parfait, mais à ce qui est couru, ou ce qui est à la mode. Ce n'est pas un amusement, mais une passion, et souvent si violente, qu'elle ne cède à l'amour et à l'ambition que par la petitesse de son objet. Ce n'est pas une passion qu'on a généralement pour les choses rares et qui ont cours, mais qu'on a seulement pour une certaine chose qui est rare et pourtant à la mode.

Le fleuriste.-Le fleuriste a un jardin dans un faubourg; il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher. Vous le voyez planté, et qui a pris racine au milieu de ses tulipes et devant la solitaire : il ouvre de grands yeux, il frotte ses mains, il se baisse, il la voit de plus près, il ne l'a jamais vue si belle, il a le cœur épanoui de joie: il la quitte pour l'orientale; de là il va à la veuve; il passe au drap-d'or de celle-ci à l'agate; d'où il revient enfin à la solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il s'assied, où il oublie de dîner: aussi estelle nuancée, bordée, huilée, a pièces emportées; elle a un

beau vase, ou un beau calice: il la contemple, il l'admire. Dieu et la nature sont en tout cela ce qu'il n'admire point; il ne va pas plus loin que l'oignon de sa tulipe, qu'il ne livrerait pas pour mille écus, et qu'il donnera pour rien quand les tulipes seront négligées, et que les œillets auront prévalu. Cet homme raisonnable, qui a une âme, qui a un culte et une religion, revient chez soi, fatigué, affamé, mais fort content de sa journée : il a vu des tulipes.

L'amateur de prunes.-Parlez à cet autre de la richesse des moissons, d'une ample récolte, d'une bonne vendange; il est curieux de fruits, vous n'articulez pas, vous ne vous faites pas entendre: parlez-lui de figues et de melons, dites que les poiriers rompent de fruits cette année, que les pêchers ont donné avec abondance; c'est pour lui un idiome inconnu, il s'attache aux seuls pruniers, il ne vous répond pas. Ne l'entretenez pas même de vos pruniers, il n'a de l'amour que pour une certaine espèce: toute autre que vous lui nommez le fait sourire et se moquer. Il vous mène à l'arbre, cueille artistement cette prune exquise, il l'ouvre, vous en donne une moitié, et prend l'autre: "Quelle chair!" dit-il; "goûtez-vouz cela? cela est divin! voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs :" et là-dessus ses narines s'enflent, il cache avec peine sa joie et sa vanité par quelques dehors de modestie. O l'homme divin en effet homme qu'on ne peut jamais assez louer et admirer! homme dont il sera parlé dans plusieurs siècles! que je voie sa taille et son visage, pendant qu'il vit; que j'observe les traits et la contenance d'un homme qui, seul entre les mortels, possède un telle prune !

Le numismate.-Un troisième que vous allez voir vous parle des curieux ses confrères, et surtout de Diognète. "Je l'admire," dit-il, "et je le comprends moins que jamais: pensez-vous qu'il cherche à s'instruire par les médailles, et qu'il les regarde comme des preuves parlantes de certains faits, et des monuments fixes et indubitables de l'ancienne histoire ? rien moins: vous croyez peut-être que toute la peine qu'il se donne pour

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