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server, dans la meilleure chambre, le meilleur lit: il tourne tout à son usage; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service; tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages; il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile; ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre LA BRUYÈRE.

humain.

LE TARTUFE DE FRANCHISE.

PARMI les nombreuses variétés du Tartufe, l'espèce la plus dangereuse est celle de ces faux "bons hommes" dont Mérange est le modèle le plus achevé. Il est vrai que la nature l'a merveilleusement servi, et qu'il lui doit une partie de ses succès. Mérange est un gros homme, au front découvert, à la figure vermeille et arondie; son geste est brusque, ses manières sont ouvertes, quelquefois bourrues; il court à vous du plus loin qu'il vous voit, vous prend la main et vous la secoue à vous démettre le poignet; sur quelque chose que vous l'interrogiez, sa réponse commence toujours par ces mots: "A vous parler franchement." Avec lui jamais de compliments, jamais d'éloges à craindre ; c'est un vrai quaker: il déteste la flatterie; et, quant à la politesse, il répète à tout propos que la véritable est dans le cœur. Si par hasard on a quelque intérêt à démêler avec lui, il s'en rapporte entièrement à vous, car il n'entend rien aux affaires; et c'est pour cela qu'il vous renvoie à son avoué, le plus avide et le plus chicaneur de tous les hommes. Sa bourse est toujours au service de ses amis, ce qui fait qu'elle est ordinairement vide; mais s'il ne peut vous obliger lui-même, du moins s'empresse-t-il de vous indiquer un honnête. usurier, auquel il a recours lui-même au besoin.

Maintenant, comment se fait-il qu'avec un caractère de franchise si bien établi, Mérange n'ait pas un ami,

pas une connaissance qui ne se plaigne d'avoir été sa dupe! "A vous parler franchement," à mon tour, c'est que Mérange n'est rien moins que ce qu'il paraît ; sous ces dehors agrestes, sous ces perfides apparences d'un bourru bienfaisant, il cache une âme basse, un cœur sec et un esprit rusé: c'est un Tartufe de franchise. DE JOUY.

L'USURIER.

SAISIRIEZ-VOUS bien sa figure pâle et blafarde à laquelle je voudrais que l'Académie me permît de donner le nom de face lunaire, et qui ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés, et d'un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant que celui de M. de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d'une fouine, ses petits yeux n'avaient presque point de cils, et craignaient la lumière, dont ils étaient garantis par l'abat-jour d'une vieille casquette verte. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l'eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzu. Cet homme parlait bas, d'un ton doux, et ne s'emportait jamais. Son âge était un problème; on ne pouvait pas savoir s'il était vieux avant le temps, ou s'il avait ménagé sa jeunesse afin qu'elle lui servît toujours. Tout était propre et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le drap vert du bureau jusqu'au tapis du lit, au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée à frotter leurs meubles. En hiver, les tisons de son foyer toujours enterrés dans un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l'heure de son lever jusqu'à ses accès de toux le soir, étaient soumises à la régularité d'une pendule. C'était, en quelque sorte, un homme modèle que le sommeil remontait. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s'arrête et fait le mort; de même, cet

homme s'interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d'une voiture, afin de ne pas forcer sa voix. A l'imitation de Fontenelle, il économisait le mouvement vital, et concentrait tous les sentiments humains dans le moi. Aussi sa vie s'écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d'une horloge antique. Vers le soir, l'homme-billet se changeait en un homme ordinaire, et ses métaux se métamorphosaient en cœur humain. S'il était content de sa journée, il se frottait les mains en laissant échapper par les rides crevassées de son visage une fumée de gaîté, car il est impossible d'exprimer autrement le jeu muet de ses muscles. Enfin, dans ses plus grands accès de joie, sa conversation restait monosyllabique, et sa contenance était toujours négative: voilà le voisin dont le hasard. m'avait gratifié dans la maison que j'habitais, rue des Grès. Cette maison, qui n'a pas de cour, est humide et sombre; les appartements ne tirent leur jour que de la rue. A ce triste aspect, la gaîté d'un fils de famille expirait avant qu'il n'entrât chez mon voisin. Le seul être avec lequel il communiquait, socialement parlant, était moi. Il venait me demander du feu, m'empruntait un livre, un journal, et me permettait le soir d'entrer dans sa cellule où nous causions quand il était de bonne humeur. Ces marques de confiance étaient le fruit d'un voisinage de quatre années et de ma sage conduite qui, faute d'argent, ressemblait beaucoup à la sienne. Avait-il des parents, des amis ? Était-il riche ou pauvre? personne n'aurait pu répondre à ces questions. Je ne voyais jamais d'argent chez lui. Sa fortune se trouvait sans doute dans les caves de la Banque. Il recevait lui-même ses billets, en courant dans Paris d'une jambe sèche comme celle d'un cerf. Il était d'ailleurs martyr de sa prudence. Un jour, par hasard, il portait de l'or; un double napoléon se fit jour, on ne sait comment, à travers son gousset; un locataire qui le suivait dans l'escalier le ramassa et le lui présenta : "Cela ne m'appartient pas," répondit-il avec un geste de surprise. "A moi de l'or! vivrais-je comme je vis, si j'étais riche ?" Le matin, il apprêtait lui-même son

L

café sur un réchaud de tôle qui restait toujours dans l'angle noir de sa cheminée. Un rôtisseur lui apportait son dîner. Une vieille portière montait à une heure fixe pour approprier sa chambre. Enfin, par une singularité que Sterne appellerait une prédestination, cet homme s'appelait Gobseck. DE BALZAC.

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L'HOMME À PRÉTENTIONS.

ARRIAS a tout lu, a tout vu; il veut le persuader ainsi c'est un homme universel, et il se donne pour tel; il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d'un grand d'une cour du Nord; il prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent : il s'oriente dans cette région lointaine, comme s'il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes; il récite des historiettes qui y sont arrivées; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se

trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur. "Je n'avance," lui dit-il, “je ne raconte rien que je ne sache d'original; je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance." Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des conviés lui dit: "C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive fraîchement de son ambassade." LA BRUYÈRE.

LE PÉDANT.

QUE dites-vous ? comment ? je n'y suis pas: vous plairait-il de recommencer? j'y suis encore moins ; je devine enfin vous voulez, Acis, me dire qu'il fait

froid; que ne disiez-vous: Il fait froid? Vous voulez m'apprendre qu'il pleut, ou qu'il neige; dites: Il pleut, il neige. Vous me trouvez bon visage, et vous désirez m'en féliciter; dites: Je vous trouve bon visage. Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair; et d'ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant? Qu'importe, Acis? est-ce un si grand mal d'être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ! Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de Phébus, vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l'étonnement; une chose vous manque, c'est l'esprit : ce n'est pas tout; il y a en vous une chose de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres: voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre, je vous tire par votre habit, et vous dis à l'oreille : Ne songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point; c'est votre rôle : ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l'ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit ; peut-être alors, croira-t-on que vous en avez.

LA BRUYÈRE.

L'IMPERTINENT.

J'ENTENDS Théodecte de l'antichambre; il grossit sa voix à mesure qu'il s'approche: le voilà entré ; il rit, il crie, il éclate; on bouche ses oreilles ; c'est un tonnerre: il n'est pas moins redoutable par les choses qu'il dit que par le ton dont il parle ; il ne s'apaise et il ne revient de ce grand fracas que pour bredouiller des vanités et des sottises; il a si peu d'égard au temps, aux personnes, aux bienséances, que chacun a son fait sans qu'il ait eu intention de le lui donner; il n'est pas encore assis, qu'il a, à son insu, désobligé toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table, et dans la première place; les femmes sont à sa droite et à sa gauche il mange, il boit, il conte, il plaisante, il

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