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SECONDE PARTIE.

CARACTÈRES ET PORTRAITS.

PORTRAIT DU DISTRAIT.

MÉNALQUE descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme : il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit; et venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage, il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve, ou devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de ménuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui chacun de son côté à la renverse. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre; on lui perd tout, on lui égare tout. Il entre dans un appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue; tout le monde rit: Ménalque rit plus haut que les autres; il cherche des yeux dans toute l'assemblée où est celui à qui il manque une perruque. S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin il se croit égaré ; il s'émeut, et demande où il est à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue ; il entre ensuite dans sa maison, d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du palais, et trouvant au bas du grand degré un carosse qu'il prend pour le sien, il se met dedans : le cocher touche, et croit remener son maître dans sa maison. Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet; tout lui est familier, rien ne lui est nou

veau; il s'assied, il se repose, il est chez soi. Le maître arrive, celui-ci se lève pour le recevoir, il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir et croit faire les honneurs de la maison: il parle, il rêve, il reprend la parole: le maître de la maison s'ennuie et demeure étonné: Menalque ne l'est pas moins, et ne dit pas ce qu'il en pense; il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère; et il prend patience: la nuit arrive qu'il est à peine détrompé. Il se promène sur l'eau et il demande quelle heure il est: on lui présente une montre; à peine l'a-t-il reçue, que ne songeant plus ni à l'heure, ni à la montre, il la jette dans la rivière, comme une chose qui l'embarrasse. Lui-même écrit une longue lettre, met de la poudre dessus à plusieurs reprises, et jette toute la poudre dans l'encrier: ce n'est pas tout, il écrit une seconde lettre; et après les avoir cachetées toutes deux, il se trompe à l'adresse; un duc et pair reçoit une de ces lettres et y lit ces mots: "Maître Olivier, ne manquez, sitôt la présente reçue, de m'envoyer ma provision de foin." Son fermier reçoit l'autre; il l'ouvre, et se la fait lire; on y trouve: Monseigneur, j'ai reçu avec une soumission aveugle les ordres qu'il a plu à votre grandeur." Il appelle sérieusement son valet "Monsieur;" et son ami, il l'appelle "La Verdure;" il dit "Votre Révérence" à un prince du sang, et "Votre Altesse" à un jésuite. Il se trouve avec un magistrat: cet homme, grave par son caractère, vénérable par son âge et par sa dignité, l'interroge sur un évènement, et lui demande si cela est ainsi: Ménalque lui répond, "Oui, mademoiselle." Il revient une fois de la campagne, ses laquais entreprennent de le voler, et y réussissent; ils descendent de son carosse, lui portent un bout de flambeau sous la gorge, lui demandent la bourse, et il la rend: arrivé chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne manquent pas de l'interroger sur les circonstances, et il leur dit, "Demandez à mes gens, ils y étaient." LA BRUYÈRE.

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PORTRAIT DU PAUVRE.

PHÉDON a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre; il dort peu et d'un sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l'esprit, l'air d'un stupide; il oublie de dire ce qu'il sait ou de parler d'évènements qui lui sont connus; et s'il le fait quelquefois, il s'en tire mal, il croit peser à ceux à qui il parle ; il conte brièvement, mais froidement, il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire ; il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis, il court, il vole pour leur rendre de petits services, il est complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide; il marche doucement et légèrement, il semble craindre de fouler la terre ; il marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui passent; il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir, il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place, il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point vu, il se replie et se renferme dans son manteau: il n'y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siége; il parle bas dans la conversation, et il articule mal; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il n'ouvre la bouche que pour répondre; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou si cela lui arrive, c'est à l'insu de la compagnie, il n'en coûte à personne ni salut ni compliment :-il est pauvre. LA BRUYÈRE.

PORTRAIT DU RICHE.

GITON a le teint frais, le visage plein, et les joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche ferme et délibérée; il parle avec confiance, il fait répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit ; il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit; il crache fort loin, et il éternue fort haut ; il dort le jour, il dort la nuit, et profondément; il ronfle en compagnie ; il occupe à table et à la promenade plus de place qu'un autre ; il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de marcher, et l'on marche; tous se règlent sur lui ; il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole; on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler, on est de son avis; on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté, ou par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps: il se croit des talents et de l'esprit :-il est riche.

PORTRAIT DE L'ÉRUDIT.

LA BRUYÈRE.

HERMAGORAS ne sait pas qui est roi de Hongrie, il s'étonne de n'entendre faire aucune mention du roi de Bohême ne lui parlez pas des guerres de Flanders et de Hollande, dispensez le du moins de vous répondre ; il confond les temps, il ignore quand elles ont commencé et quand elles ont fini; combats, sièges, tout lui est nouveau. Mais il est instruit de la guerre des géants; il en raconte les progrès et les moindres détails; rien ne lui est échappé. Il débrouille de même l'horrible chaos des deux empires, le Babylonien et

l'Assyrien; il connaît à fond les Egyptiens et leurs dynasties. Il n'a jamais vu Versailles; il ne le verra point; il a presque vu la tour de Babel; il en compte les degrés, il sait combien d'architectes ont présidé à cet ouvrage, il sait le nom des architectes. Dirai-je qu'il croit Henri IV. fils de Henri III? Il néglige du moins de rien connaître aux maisons de France, d'Autriche, de Bavière: "Quelles minuties!" dit-il, pendant qu'il récite de mémoire toute une liste de rois des Mèdes, ou de Babylone, et que les noms d'Apronal, d'Hérigébal, de Noesnemordache, de Mardokempad, lui sont aussi familiers qu'à nous ceux de Valois et de Bourbon. I demande si l'Empereur a jamais été marié; mais personne ne lui apprendra que Ninus a eu deux femmes. On lui dit qui le roi jouit d'une santé parfaite; et il se souvient que Thetmosis, un roi d'Egypte, était valétudinaire, et qu'il tenait cette complexion de son aïeul Alipharmutosis. Que ne sait-il point? Quelle chose lui est cachée de la vénérable antiquité? Il vous dira que Sémiramis, ou, selon quelques-uns, Sémimaris, parlait comme son fils Ninyas, qu'on ne les distinguait pas à la parole; si c'était parce que la mère avait une voix mâle comme son fils, ou le fils une voix efféminée comme sa mère, qu'il n'ose pas le décider. Il vous révélera que Nembrod était gaucher, et Sésostris ambidextre; que c'est une erreur de s'imaginer qu'un Artaxerce ait été appelé Longue-Main, parce que les bras lui tombaient jusqu'aux genoux, et non à cause qu'il avait une main plus longue que l'autre, et il ajoute qu'il y a des auteurs graves qui affirment que c'était la droite, qu'il croit néanmoins être bien fondé à soutenir que c'est la gauche.

LA BRUYÈRE.

LE FAT.

C'EST un homme dont la vanité seule forme le caractère; qui ne fait rien par goût, qui n'agit que par ostentation, et qui, voulant s'élever au-dessus des autres,

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