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une si longue suite d'instants, par l'expérience et par ses réflexions sur tout ce qu'il a vu, il doit avoir acquis une haute sagesse ; il voit ses semblables qui sont morts sur le midi, comme des créatures heureusement délivrées du grand nombre d'incommodités auxquelles la vieillesse est sujette. Il peut avoir à raconter à ses petits-fils une tradition étonnante de faits antérieurs à tous les mémoires de la nation. Le jeune essaim, composé d'êtres qui peuvent avoir déjà vécu une heure, approche avec respect de ce vénérable vieillard, et écoute avec admiration ses discours instructifs. Chaque chose qu'il leur racontera, paraîtra un prodige à cette génération dont la vie est si courte. L'espace d'une journée leur paraîtra la durée entière des temps, et le crépuscule du jour sera appelé, dans leur chronologie, la grande ère de leur création.

Supposons maintenant que ce vénérable insecte, ce Nestor de l'Hypanis, un peu avant sa mort, et environ à l'heure du coucher du soleil, rassemble tous ses descendants, ses amis et ses connaissances, pour leur faire part, en mourant, de ses derniers avis. Ils se rendent de toutes parts sous le vaste abri d'un champignon; et le sage moribond s'adresse à eux de la manière suivante :

"Amis et compatriotes, je sens que la plus longue vie doit avoir une fin. Le terme de la mienne est arrivé ; et je ne regrette pas mon sort, puisque mon grand âge m'était devenu un fardeau, et que pour moi il n'y a plus rien de nouveau sous le soleil. Les révolutions et les calamités qui ont désolé mon pays, le grand nombre d'accidents particuliers auxquels nous sommes tous sujets, les infirmités qui affligent notre espèce, et les malheurs qui me sont arrivés dans ma propre famille, tout ce que j'ai vu dans le cours d'une longue vie, ne m'a que trop appris cette grande vérité, qu'aucun bonheur, placé dans les choses qui ne dépendent pas de nous, ne peut être assuré, ni durable. Une génération entière a péri par un vent aigu; une multitude de notre jeunesse imprudente a été balayée dans les eaux par un vent frais et inattendu. Quels terribles

déluges ne nous a pas causés une pluie soudaine! Nos abris même les plus solides ne sont pas à l'épreuve d'un orage de grêle. Un nuage sombre fait trembler tous les cœurs les plus courageux.

"J'ai vécu dans les premiers âges, et conversé avec des insectes d'une plus haute taille, d'une constitution plus forte, et je puis dire encore d'une plus grande sagesse qu'aucun de ceux de la génération présente. Je vous conjure d'ajouter foi à mes dernières paroles, quand je vous assure que le soleil qui nous paraît maintenant au-delà de l'eau, et qui semble n'être pas éloigné de la terre, je l'ai vu autrefois fixé au milieu du ciel, et lancer ses rayons directement sur nous. La terre était beaucoup plus éclairée dans les âges reculés, l'air beaucoup plus chaud, et nos ancêtres plus sobres et plus vertueux.

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Quoique mes sens soient affaiblis, ma mémoire ne l'est pas; je puis vous assurer que cet astre glorieux a du mouvement. J'ai vu son premier lever sur le sommet de cette montagne, et je commençai ma vie vers le temps où il commença son immense carrière. Il a, pendant plusieurs siècles, avancé dans le ciel avec une chaleur prodigieuse, et un éclat dont vous ne pouvez avoir aucune idée, et que sûrement vous n'auriez pu supporter; mais maintenant, par son déclin, et une diminution sensible dans sa vigueur, je prévois que toute la nature doit finir en peu de temps, et que ce monde va être enseveli dans les ténèbres en moins d'une centaine de minutes.

"Hélas! mes amis, combien ne me suis-je pas autrefois flatté de l'espérance trompeuse d'habiter toujours cette terre! quelle magnificence dans les çellules que je me suis moi-même creusées! quelle confiance n'avais-je pas mise dans la fermeté de mes membres et les ressorts de leurs jointures, et dans la force de mes ailes! Mais j'ai assez vécu pour la nature et pour la gloire, et aucun de ceux que je laisse après moi n'aura la même satisfaction en ce siècle de ténèbres et de décadence que je vois commencer."

UNE NUIT D'ÉTÉ À SAINT-PÉTERSBOURG.

RIEN n'est plus rare, mais rien n'est plus enchanteur, qu'une belle nuit d'été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l'hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier, soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats.

Le soleil, qui, dans les zones tempérées, se précipite à l'occident, et ne laisse après lui qu'un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque, environné de vapeurs rougeâtres, roule, comme un char enflammé, sur les sombres forêts qui couronnent l'horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent au spectateur l'idée d'un vaste incendie.

Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva coule à pleins bords au sein d'une cité magnifique: ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu'elle embrasse, et, dans toute l'étendue de la ville, elle est contenue par deux quais de granit, alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois grands canaux qui parcourent la capitale, et dont il n'est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l'imitation.

Mille chaloupes se croisent et sillonnent l'eau en tous sens on voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l'ancre. Ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et toutes les productions de l'univers. Les brillants oiseaux d'Amérique voguent sur la Néva parmi des bosquets d'orangers; ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l'ananas, le citron et tous les fruits de leur terre natale.

LE VOYAGEUR DANS LE DÉSERT.

HALETANT de fatigue et de soif, la gorge desséchée, respirant avec peine un air ardent qui le dévore, il espère qu'un instant de repos lui rendra quelques forces; il s'arrête, il voit défiler ceux qui étaient ses compagnons, et dont il sollicite en vain le secours ; le malheur a fermé tous les cœurs, sans accorder un regard de pitié : l'œil fixe, chacun suit en silence la trace de celui qui le précède, tout passe, tout fuit ; et les membres engourdis, chancelants de fatigue, s'affaissent et ne peuvent être animés ni par le danger ni par la terreur.

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La caravane a passé; elle n'est déjà plus pour lui qu'une ligne ondoyante dans l'espace bientôt elle n'est plus qu'un point, et ce point s'évanouit; c'est la dernière lueur de la lumière qui s'éteint: ses regards égarés cherchent et ne rencontrent plus rien; il les ramène sur lui-même, et bientôt ferme les yeux pour échapper à l'aspect du vide affreux qui l'environne; il n'entend plus que ses soupirs, ce qui lui reste d'existence appartient à la mort ; et son cadavre, dévoré par l'aridité du sol, ne laissera bientôt que des os blanchis qui serviront de guide à la marche incertaine du voyageur qui aura osé braver le même sort.

UN OURAGAN DANS LE DÉSERT.

FIGUREZ-VOUS des plages sablonneuses, labourées par les pluies de l'hiver, brûlées par les feux de l'été, d'un aspect rougeâtre et d'une nudité affreuse. Quelquefois seulement, des nopals épineux couvrent une petite partie de l'arène sans bornes; le vent traverse ces forêts armées sans pouvoir courber leurs inflexibles rameaux çà et là des débris de vaisseaux pétrifiés étonnent les regards, et des monceaux de pierres élevés de loin à loin servent à marquer le chemin aux caravanes.

Nous marchâmes tout un jour dans cette plaine; nous franchîmes une autre chaîne de montagnes, et nous découvrîmes une seconde plaine, plus vaste et plus désolée que la première.

La nuit vint; la lune éclairait le désert vide: on n'apercevait, sur une solitude sans ombre, que l'ombre immobile de notre dromadaire et l'ombre errante de quelques troupeaux de gazelles. Le silence n'était interrompu que par le bruit des sangliers qui broyaient des racines flétries, ou par le chant du grillon qui demandait en vain, dans ce sable inculte, le foyer du laboureur.

Nous reprîmes notre route avant le retour de la lumière. Le soleil se leva dépouillé de ses rayons, et semblable à une meule de fer rougi; la chaleur augmentait à chaque instant. Vers la troisième heure du jour, le dromadaire commença à donner des signes d'inquiétude : il enfonçait ses naseaux dans le sable, et soufflait avec violence. Par intervalle, l'autruche poussait des sons lugubres; les serpents et les caméléons se hâtaient de rentrer dans le sein de la terre. Je vis le guide regarder le ciel et pâlir; je lui demandai la cause de son trouble. "Je crains," dit-il, “le vent du midi :

sauvons-nous !"

Tournant le visage au nord, il se mit à fuir de toute la vitesse de son dromadaire. Je le suivis : l'horrible vent qui nous menaçait était plus léger que nous. Soudain, de l'extrémité du désert accourt un tourbillon. Le sol, emporté devant nous, manque à nos pas, tandis que d'autres colonnes de sable, enlevées derrière nous, roulent sur nos têtes. Egaré dans un labyrinthe de tertres mouvants et semblables entre eux, le guide déclare qu'il ne reconnaît plus sa route; pour dernière calamité, dans la rapidité de notre course, nos outres remplies d'eau s'écoulent. Haletants, dévorés d'une soif ardente, retenant fortement notre haleine dans la crainte d'aspirer des flammes, la sueur ruisselle à grands flots de nos membres abattus. L'ouragan redouble de rage; il creuse jusqu'aux antiques fondements de la terre, et répand dans le ciel les entrailles brûlantes du

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