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autre poule une mère qui mène ses petits, soit à ses plumes hérissées et traînantes, soit au son enroué de sa voix, et à ses différéntes inflexions toutes expressives, et ayant toutes une forte empreinte de sollicitude et d'affection maternelle.

Mais si elle s'oublie elle-même pour conserver ses petits, elle s'expose à tout pour les défendre paraît-il un épervier dans l'air, cette mère si faible, si timide, et qui, en toute autre circonstance, chercherait son salut dans la fuite, devient intrépide par tendresse; elle s'élance au-devant de la serre redoutable, et, par ses eris redoublés, ses battements d'ailes et son audace, elle en impose souvent à l'oiseau carnassier, qui, rebuté d'une résistance imprévue, s'éloigne et va chercher une proie plus facile. Elle paraît avoir toutes les qualités du bon cœur; mais ce qui ne fait pas autant d'honneur au surplus de son instinct, c'est que si par hasard on lui a donné à couver des œufs de cane ou de tout autre oiseau de rivière, son affection n'est pas moindre pour ces étrangers qu'elle le serait pour ses propres poussins. Elle ne voit pas qu'elle n'est que leur nourrice ou leur bonne, et non pas leur mère; et lorsqu'ils vont, guidés par la nature, s'ébattre ou se plonger dans la rivière voisine, c'est un spectacle singulier de voir la surprise, les inquiétudes, les transes de cette pauvre nourrice, qui se croit encore mère, et qui, pressée du désir de les suivre au milieu des eaux, mais retenue par une répugnance invincible pour cet élément, s'agite, incertaine sur le rivage, tremble et se désole, voyant toute sa couvée dans un péril évident, sans oser lui donner de BUFFON.

secours.

DE L'AMITIÉ.

ORDINAIREMENT ce que nous appelons amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié, de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre d'un mélange si universel, qu'elles effacent et ne

retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant, "Parce que c'était lui; parce que c'était moi." Il y a, au-delà de tout mon discours et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous avions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports; je crois par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms: et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Il écrivit une satire Latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années, elle n'avait point à perdre temps, elle n'avait à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi: ce n'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille; c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille : je dis perdre, à la vérite, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien.

Nos âmes ont charrié si uniment ensemble; elles se sont considérées d'une si ardente affection, et de pareille affection découvertes jusqu'au fin fond des entrailles l'une de l'autre, que non-seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à lui de moi, qu'à moi.

L'ancien Menander disait celui-là heureux, qui avait pu rencontrer seulement l'ombre d'un ami: il avait certes raison de le dire, même s'il en avait tâté. Car, à la vérité, si je compare tout le reste de ma vie, quoiqu'avec la grâce de Dieu je l'aie passée douce, aisée, et, sauf la perte d'un tel ami, exempte d'affliction poisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant pris en payement mes commodités naturelles et originelles, sans en rechercher d'autres ; si je la compare, dis-je, toute, aux quatre années qu'il m'a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n'est que fumée, ce n'est qu'une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant; et les plaisirs mêmes qui s'offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte nous étions à moitié de tout; il me semble que je lui dérobe sa part : j'étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu'il me semble n'être plus qu'à demi. Il n'est action ou imagination où je ne le trouve à dire; comme si eût-il bien fait à moi car de même qu'il me surpassait d'une distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisait-il au devoir de l'amitié. MONTAIGNE.

LES RELIGIEUX DU MONT SAINT-BERNARD.

A LA fin d'Avril 1755, j'allais au Piémont par la route du grand Saint-Bernard. Vers les quatre heures de l'après-midi, la petite caravane, avec laquelle j'avais gravi ce dangereux passage, parvint au sommet de la montagne; et, après avoir réparé ses forces dans l'hospice élevé au milieu de ce désert, elle se remit en marche, pour coucher le même soir à la vallée d'Aost. Déjà le soleil avait perdu sa chaleur, et le ciel même sa sérénité : des nuages commençaient à se traîner le long des cimes des rochers, et s'amoncelaient dans les gorges étroites de cette solitude. Au sommet des Alpes, une soirée nébuleuse amollit le courage; je me décidai à

passer la nuit avec les religieux hospitaliers qui partageaient mes pressentiments.

Ils ne nous trompèrent point. A six heures, ce plateau glacé fut presque enseveli dans les ténèbres; les nuées, poussées par un vent de nord-ouest avec la rapidité d'une flèche, tourbillonnaient autour de l'enceinte des rochers; déjà retentissait le bruit lointain des avalanches; et des atomes de neige serrée, divisée comme la poussière, soit en se détachant des montagnes, soit en tombant du ciel, en interceptaient la faible lumière, et voilaient tous les objets d'alentour.

Tandis qu'auprès d'un bon feu je questionnais le supérieur du couvent sur les suites de l'ouragan, les religieux hospitaliers étaient allés remplir leurs devoirs de circonstance, ou plutôt exercer leurs vertus de tous les jours: chacun avait pris son poste de dévouement dans ces Thermopyles glaciales, non pour y repousser des ennemis, mais pour y tendre une main secourable aux voyageurs perdus, de tout rang, de toute nation, de tout culte, et même aux animaux chargés de leur bagage. Quelques-uns de ces sublimes solitaires gravissaient les pyramides de granit qui bordent leur chemin, pour y découvrir un convoi dans la détresse, et pour répondre aux cris de secours ; d'autres frayaient le sentier enseveli sous la neige fraîchement tombée, au risque de se perdre eux-mêmes dans les précipices, tous bravant le froid, les avalanches, le danger de s'égarer, presque aveuglés par les tourbillons de neige, et prêtant une oreille attentive au moindre bruit qui leur rappelait la voix humaine.

Leur intrépidité égale leur vigilance; aucun malheureux ne les appelle en vain ; ils le retirent étouffé sous les débris des avalanches; ils le raniment agonisant de froid et de terreur ; ils le transportent sur les bras, tandis que leurs pieds glissent sur la glace, ou plongent dans les neiges : la nuit, le jour, voilà leur ministère. Leur pieuse sollicitude veille sur l'humanité, dans ces lieux maudits de la nature, où ils présentent le spectacle habituel d'un héroïsme qui ne sera jamais célébré par nos flatteurs.

Depuis une heure entière, cinq religieux et leurs domestiques étaient sur les traces des voyageurs, lorsque l'aboiement des chiens nous annonça leur retour. Compagnons intelligents des courses de leurs maîtres, ces dogues bienfaisants vont à la piste des malheureux ; ils devancent les guides, et le sont eux-mêmes : à la voix de ces fidèles auxiliaires, le voyageur transi reprend l'espérance, il suit leurs vestiges toujours sûrs. Lorsque les éboulements de neige, aussi prompts que l'éclair, engloutissent un passager, les dogues du Saint-Bernard le découvrent sous l'abîme, et y conduisent les religieux, qui retirent le cadavre, et souvent le rendent à la vie.

Bientôt l'hospice s'ouvrit à dix personnes épuisées de froid, de lassitude et de frayeur. Leurs conducteurs oublièrent leurs propres fatigues; et, depuis le linge le plus blanc jusqu'aux liqueurs les plus restaurantes, tout ce que l'hospitalité la plus attentive peut offrir de secours, tout ce qu'on ne rassemblerait qu'à force d'argent dans les auberges de nos villes, fut prêt dans l'instant, distribué sans distinction, employé avec autant d'adresse que de sensibilité.

MALLET DU PAN.

LES INSECTES D'UN JOUR SUR L'HYPANIS, ET DISCOURS DE L'UN D'EUX, QUI, EN MOURANT VERS LE SOIR, DONNE SES DERNIERS AVIS À SES DESCENDANTS ET À SES AMIS.

ARISTOTE dit qu'il y a sur la rivière Hypanis de petites bêtes qui ne vivent qu'un jour; celle qui meurt à huit heures du matin, meurt en sa jeunesse ; celle qui meurt à cinq heures du soir, meurt en sa décrépitude.

Supposons qu'un des plus robustes de ces Hypaniens fût, selon ces nations, aussi ancien que le temps même ; il aura commencé à exister à la pointe du jour, et, par la force extraordinaire de son tempérament, il aura été en état de soutenir une vie active pendant le nombre infini de secondes de dix ou douze heures. Durant

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