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sant des débris de meubles et de toitures dont les rues sont encombrées, ils en font des monceaux sous les portiques des palais, et y mettent le feu qu'ils attisent, en vomissant d'horribles menaces contre un ennemi qui les force à ce genre de combat.

Ce fut un spectacle effrayant, sitôt que la fumée monta au faîte des maisons, de voir cette multitude, qui s'y trouvait amoncelée, se regarder avec étonnement, s'interroger, pâlir et pousser enfin d'affreux gémissements à chaque jet de flammes qui, se faisant jour à travers les ouvertures que ses propres mains avaient pratiquées, lui montrait dans toute son horreur le danger qui la pressait. Où fuir? où se sauver? Dans les maisons, le dévorant incendie; dans les rues, les lances prétoriennes. On courait en foule sur les toits des palais où la flamme ne s'était pas encore montrée ; et les flèches des soldats lancées contre une masse qui ne se cachait plus à leurs coups, car elle avait changé d'ennemi, harcelaient et décimaient cette foule, à laquelle ne restait plus aucun refuge. Pour comble de malheur, un vent furieux qui soufflait du même côté que celui par lequel s'avançaient les cohortes, vint s'emparer tout à coup du désastre qu'elles avaient commencé; et, poussant l'incendie de maison en maison, semblait s'acharner, à son tour, avec ses nuages de flamme, contre ces misérables dont la moitié était ensevelie sous les décombres embrasés.

C'était un des plus beaux quartiers de Rome, celui de la Subarra; c'eût été dans les provinces une ville entière, tant il y avait de palais et de temples. Les temples surtout étaient encombrés de peuple; mais l'incendie ne respectait rien, et les malheureux qu'il venait saisir au pied des autels, y succombaient avec la douleur de douter de leurs dieux. Aussi, dans toute sa vaste enceinte, la grande Rome fut frappée d'une soudaine terreur, au bruit effroyable qui partait de ce quartier désolé; car les lamentations, les cris de rage, les écroulements des toitures, les sifflements de la flamme et des vents, les vociférations des soldats barbares, les hurlements des bêtes du cirque que l'ardeur de l'em

brasement épouvantait, se confondaient en un seul cri, comme celui d'un volcan qui éclate; et les vieillards se demandaient, en fuyant à travers la campagne, si Rome était livrée aux Scythes et aux Sarmates, ou s'il y avait, au haut de quelque tour, un empereur qui, une harpe d'or à la main, eût, de nouveau, besoin de s'inspirer à l'horreur d'un tel spectacle.

ALEX. GUIRAUD,
Flavien.

L'ILOTE.

[Un pauvre insulaire abandonné, et content de son sort, fait l'éloge du cocotier, qni fournit à tous ses besoins.]

"TOUT est là," dit-il en montrant l'arbre et le serrant doucement entre ses bras ; 66 ses larges feuilles ne suffisent-elles pas pour couvrir ma cabane et me garantir de l'ardeur du soleil ? De leurs fibres les plus déliées, je tresse mes nattes. Je trouve dans son fruit le lait qui me désaltère et me donne la santé, l'amande qui me nourrit, l'huile qui assouplit mes membres et ranime mon goût. La première écorce du coco me fournit cette bourre précieuse dont j'ai tissu le pagne qui m'enveloppe et les filets qui m'approvisionnent de poisson, car l'appétit de l'homme est exigeant, et la même nourriture ne lui convient pas toujours. Les vases, les ustensiles de mon ménage, n'est-ce point encore à lui que je les dois? qu'ai-je à désirer? Le visage d'un homme m'est doux à voir, je l'avoue; mais parfois je reçois les visites des pêcheurs, et leur rareté m'en rend la jouissance plus vive. Mes souvenirs sont ici; qu'irai-je faire ailleurs? et mon arbre !-peut-il se transplanter comme moi? n'est-il pas mon frère de naissance, mon bienfaiteur, mon soutien, l'interprète pour moi des décrets de la Providence, le livre où je retrouve écrites les plus douces émotions de ma jeunesse ? Mon père l'a planté ; ma mère l'entoura de ses soins, quand tous deux nous étions jeunes et faibles encore! il fut le témoin des époques heureuses de ma

vie; chacune de mes années écoulées est gravée sur sa tige par un cercle noueux, par une pousse nouvelle.— Le quitter! non! Comptez ces nœuds; ils vous apprendront mon âge, et vous me direz si c'est aujourd'hui qu'il me faut recommencer une nouvelle existence. Le tombeau de ma femme! qui en prendrait soin? son corps n'y est plus, mais il y a été. C'est là que j'aime à me ressouvenir, c'est là que j'aime à prier.

X. B. SAINTINE.

CATINAT À L'HÔTEL DES INVALIDES.

L'ENCLOS des Chartreux, qui n'était pas éloigné de sa demeure, était la promenade qu'il préférait d'ordinaire; tout ce qui inspirait le calme et le recueillement semblait lui plaire et l'appeler; et pour un homme qui avait tout fait et tout vu, des hommes qui ont renoncé à tout ne pouvaient pas être un spectacle indifférent. On fut surpris un jour de le voir dans cet enclos, comme autrefois le sage de Phrygie, jouer avec des enfants. Mais n'est-ce pas ce que fait tous les jours le philosophe, quand il vit avec les passions des hommes? La demeure royale de ces guerriers qui ont donné leurs jours à la patrie, et dont elle nourrit la vieillesse, ce prytanée militaire était aussi l'objet de ses fréquentes visites. Un enfant (c'était le fils de son homme d'affaires) qui l'avait entendu parler avec éloge de ce vénérable édifice, vint un jour, avec l'empressement naïf de son âge, prier le maréchal de Catinat de le mener à l'Hôtel des Invalides: il y consent, prend l'enfant par la main, le mène avec lui, arrive aux portes. A la vue du maréchal, la garde se range sous les armes, les tambours se font entendre, les cours se remplissent; on répète de tous côtés: "Voilà le père la Pensée !" mouvement, ce bruit, causent à l'enfant quelque frayeur, Catinat le rassure: "Ce sont," dit-il, 66 des marques de l'amitié qu'ont pour moi ces hommes respectables." Il le conduit partout, lui fait tout voir. L'heure du

repas sonne; il entre dans la salle où les soldats s'assemblent, et, avec cette noble simplicité, cette franchise de mœurs guerrières qui rapprochent ceux que le même courage et les mêmes périls ont rendus égaux: "A la santé," dit-il, "de mes anciens camarades!" Il boit, et fait boire l'enfant avec lui. Les soldats, debout et découverts, répondent par des acclamations qui le suivent jusqu'aux portes; et il sort, emportant dans son cœur la douce émotion de cette scène, trop au-dessus de l'âme d'un enfant, mais dont le récit, conservé dans les mémoires de sa vie, a pour nous, encore aujourd'hui, quelque chose d'attendrissant et d'auguste.

LA HARPE, Eloge de Catinat.

BONNIVARD, PRISONNIER À CHILLON.

BONNIVARD, ayant voulu affranchir Genève, échoua dans son entreprise; transporté à Chillon, il y trouva une captivité affreuse. Lié par le milieu du corps à une chaîne dont l'autre bout allait rejoindre un anneau de fer scellé dans un pilier, il resta ainsi six ans, n'ayant de liberté que la longueur de cette chaîne, ne pouvant se coucher que là où elle permettait de s'étendre, tournant toujours comme une bête fauve à l'entour de son pilier, creusant le pavé avec sa marche forcément régulière, rongé par cette pensée que sa captivité ne servait peut-être en rien à l'affranchissement de son pays, et que Genève et lui étaient voués à des fers éternels. Comment, dans cette longue nuit, que nul jour ne venait interrompre, dont le silence n'était troublé que par le bruit des flots du lac, battant les murs du cachot, comment, ô mon Dieu ! la pensée n'at-elle pas tué la matière, ou la matière la pensée ? Comment, un matin, le geôlier ne trouva-t-il pas son prisonnier mort ou fou, quand une seule idée, une idée éternelle, devait lui briser le cœur et lui dessécher le cerveau? Et, pendant ce temps, pendant six ans, pendant cette éternité, pas un cri, pas une plainte, dirent

ses geôliers, excepté sans doute quand le ciel déchaînait l'orage, quand la tempête soulevait les flots, quand la pluie et le vent fouettaient les murs; car alors sa voix se perdait dans la grande voix de la nature; car alors, vous seul, ô mon Dieu! vous pouviez distinguer ses cris et ses sanglots; et ses geôliers, qui n'avaient pas joui de son désespoir, le retrouvaient le lendemain calme et résigné, car la tempête alors s'était calmée dans son cœur, comme dans la nature. Oh! sans cela, sans cela, ne se serait-il pas brisé la tête à son pilier? ne se serait-il pas étranglé avec sa chaîne ? aurait-il attendu le jour où l'on entra en tumulte dans sa prison, et où cent voix lui dirent à la fois :

"Bonnivard, tu es libre !"
"Et Genève ?"
"Libre aussi !"

A. DUMAS.

EXTRAIT DE PAUL ET VIRGINIE.

[L'ami de Paul cherche à le consoler de la perte de Virginie.]

"Mon fils, Dieu donne à la vertu tous les événements de la vie à supporter, pour faire voir qu'elle seule peut en faire usage, et y trouver du bonheur et de la gloire. Quand il lui réserve une réputation illustre, il l'élève sur un grand théâtre et la met aux prises avec la mort; alors son courage sert d'exemple, et le souvenir de ses malheurs reçoit à jamais un tribut de larmes de la postérité. Voilà le monument immortel qui lui est réservé sur une terre où tout passe, et où la mémoire même de la plupart des rois est bientôt ensevelie dans un éternel oubli.

Mon fils, voyez que

"Mais Virginie existe encore. tout change sur la terre, et que rien ne s'y perd. Aucun art humain ne pourrait anéantir la plus petite particule de matière; et ce qui fut raisonnable, sensible, aimant, vertueux, religieux, aurait péri, lorsque les éléments, dont il était revêtu, sont indestructibles! Ah! si Virginie a été heureuse avec nous, elle l'est maintenant

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