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chaque croisée, et regarde le terrible élément victorieux dévorer avec fureur sa brillante conquête; se saisir de tous les ponts, de tous les passages de sa forteresse, le cerner, l'y tenir comme assiégé; envahir à chaque instant les maisons environnantes; et, le resserrant de plus en plus, le réduire enfin à la seule enceinte du Kremlin.

Déjà nous ne respirions plus que de la fumée et des cendres. La nuit approchait, et allait ajouter son ombre à nos dangers; le vent d'équinoxe, d'accord avec les Russes, redoublait de violence. On vit alors accourir le Roi de Naples et le Prince Eugène : ils se joignirent au Prince de Neufchâtel, pénétrèrent jusqu'à l'Empereur, et là de leurs prières, de leurs gestes, à genoux, ils le pressent, et veulent l'arracher de ce lieu de désolation. Ce fut en vain.

Napoléon, maître enfin du palais des czars, s'opiniâtrait à ne pas céder cette conquête, même à l'incendie, quand tout-à-coup un cri, "Le feu est au Kremlin," passe de bouche en bouche, et nous arrache à la stupeur contemplative qui nous avait saisis. L'Empereur sort pour juger le danger. Deux fois le feu venait d'être mis et éteint dans le bâtiment sur lequel il se trouvait ; mais la tour de l'arsenal brûle encore. Un soldat de police vient d'y être trouvé. On l'amène, et Napoléon le fait interroger devant lui. C'est ce Russe qui est l'incendiaire : il a exécuté sa consigne au signal donné par son chef. Tout est voué à la destruction, même le Kremlin antique et sacré.

L'Empereur fit un geste de mépris et d'humeur, on emmena ce misérable dans la première cour, où les grenadiers furieux le firent expirer sous leurs baïonnettes.

RETRAITE DÉSASTREUSE DE LA GRANDE-ARMÉE.

MAIS le six Novembre le ciel se déclare. Son azur disparaît, l'armée marche enveloppée de vapeurs froides. Ces vapeurs s'épaississent: bientôt c'est un nuage im

mense qui s'abaisse et fond sur elle en gros flocons de neige. Il semble que le ciel descende et se joigne à cette terre et à ces peuples ennemis pour achever notre perte. Tout alors est confondu et méconnaissable; les objets changent d'aspect; on marche sans savoir où l'on est, sans apercevoir son but; tout devient obstacle. Pendant que le soldat s'efforce pour se faire jour au travers de ces tourbillons de vents et de frimas, les flocons de neige, poussés par la tempête, s'amoncellent et s'arrêtent dans toutes les cavités; leur surface cache des profondeurs inconnues qui s'ouvrent perfidement sous nos pas. Là le soldat s'engouffre, et les plus faibles s'abandonnant y restent ensevelis.

Ceux qui suivent se détournent, mais la tourmente leur fouette au visage la neige du ciel et celle qu'elle enlève à la terre; elle semble vouloir avec acharnement s'opposer à leur marche. L'hiver Moscovite, sous cette nouvelle forme, les attaque de toutes parts: il pénètre au travers de leurs légers vêtemens et de leur chaussure déchirée. Leurs habits mouillés se gèlent sur eux; cette enveloppe de glace saisit leurs corps et raidit tous leurs membres. Un vent aigre et violent coupe leur respiration, il s'en empare au moment où ils l'exhalent, et en forme des glaçons qui pendent par leur barbe autour de leur bouche.

Les malheureux se traînent encore, en grelottant, jusqu'à ce que la neige, qui s'attache sous leurs pieds en forme de pierre, quelques débris, une branche, ou le corps de l'un de leurs compagnons, les fasse trébucher et tomber. Là ils gémissent en vain ; bientôt la neige les couvre, de légères éminences les font reconnaître : voilà leur sépulture. La route est toute parsemée de ces ondulations, comme un champ funéraire : les plus intrépides ou les plus indifférens s'affectent; ils passent rapidement en détournant leurs regards. Mais devant eux, autour d'eux, tout est neige; leur vue se perd dans cette immense et triste uniformité; l'imagination s'étonne! c'est comme un grand linceul dont la nature enveloppe l'armée ! les seuls objets qui s'en détachent, ce sont de sombres sapins, des arbres de tombeaux,

avec leur funèbre verdure, et la gigantesque immobilité de leurs noires tiges, et leur grande tristesse qui complette cet aspect désolé d'un deuil général, d'une nature mourante, au milieu d'une nature morte.

Tout, jusqu'à leurs armes encore offensives à Maloïaroslavetz, mais depuis seulement défensives, se tourna alors contre eux-mêmes. Elles parurent à leurs bras engourdis un poids insupportable. Dans les chutes fréquentes qu'ils faisaient, elles s'échappaient de leurs mains, elles se brisaient ou se perdaient dans la neige, s'ils se relevaient, c'était sans elles; car ils ne les jetèrent point; la faim et le froid les leurs arrachèrent. Les doigts de beaucoup d'autres gelèrent sur le fusil qu'ils tenaient encore, et qui leur ôtait le mouvement nécessaire pour y entretenir un reste de chaleur et de vie.

Bientôt l'on rencontra une foule d'hommes de tous les corps, tantôt isolés, tantôt par troupes; ils n'avaient point déserté lâchement leurs drapeaux, c'était le froid, l'inanition qui les avait détachés de leurs colonnes. Dans cette lutte générale et individuelle, ils s'étaient séparés les uns des autres, et les voilà désarmés, vaincus, sans défense, sans chefs, n'obéissant qu'à l'instinct pressant de leur conservation.

La plupart, attirés par la vue de quelques sentiers latéraux, se dispersent dans les champs avec l'espoir d'y trouver du pain et un abri pour la nuit qui s'approche; mais, dans leur premier passage, tout a été dévasté sur une largeur de sept à huit lieues; ils ne rencontrent que des Cosaques et une population armée qui les entourent, les blessent, les dépouillent, et les laissent, avec des rires féroces, expirer tout nus sur la neige. Ces peuples soulevés par Alexandre et Kutusof, et qui ne surent pas alors, comme depuis, venger noblement une patrie qu'ils n'avaient pas pu défendre, côtaient l'armée sur ses deux flancs, à la faveur des bois. Tous ceux qu'ils n'ont point achevés avec leurs piques et leurs haches, ils les ramènent sur la fatale et dévorante grande route.

La nuit arrive alors, une nuit de seize heures! Mais,

sur cette neige qui couvre tout, on ne sait où s'arrêter, ou s'asseoir, où se reposer, ou trouver quelque racine pour se nourrir, et des bois secs pour allumer des feux! Cependant, la fatigue, l'obscurité, des ordres répétés, arrêtent ceux que leurs forces morales et physiques et les efforts des chefs ont maintenus ensemble. On cherche à s'établir; mais la tempête toujours active disperse les premiers apprêts des bivouacs. Les sapins, tout chargés de frimas, résistent obstinement aux flammes, leur neige, celle du ciel, dont les flocons se succédent avec acharnement, celle de la terre, qui se fond sous les efforts des soldats et par l'effet des premiers feux, éteignent ces feux, les forces et les courages.

Lorsqu'enfin la flamme l'emportant s'éleva, autour d'elle les officiers et les soldats apprêtèrent leurs tristes repas: c'étaient des lambeaux maigres et sanglans de chair arrachés à des chevaux abattus, et pour bien peu, quelques cuillerées de farine de seigle délayée dans de l'eau de neige. Le lendemain des rangées circulaires de soldats étendus raides morts marquèrent les bivouacs; les alentours étaient jonchés des corps de plusieurs milliers de chevaux.

Depuis ce jour, on commença à moins compter les uns sur les autres. Dans cette armée vive, susceptible de toutes les impressions, et raisonneuse par une civilisation avancée, le désordre se mit vîte; le découragement et l'indiscipline se communiquèrent promptement, l'imagination allant sans mesure dans le mal comme dans le bien. Dès-lors, à chaque bivouac, à tous les mauvais passages, à tout instant, il se détacha des troupes, encore organisées, quelque portion qui tomba dans le désordre. Il y en eut pourtant qui résistèrent à cette grande contagion d'indiscipline et de découragement. Ce furent les officiers, les sous-officiers et des soldats tenaces, Ceux-là furent des hommes extraordinaires : ils s'encourageaient en répétant le mot Smolensk, dont ils se sentaient approcher, et où tout leur avait été promis.

Ce fut ainsi que, depuis ce déluge de neige et le redoublement de froid qu'il annonçait, chacun, chef

comme soldat, conserva ou perdit sa force d'esprit, suivant son caractère, son âge, et son tempérament. Celui de nos chefs que, jusque-là on avait vu le plus rigoureux pour le maintien de la discipline, ne se trouva plus l'homme de la circonstance. Jeté hors de toutes ses idées arrêtées de régularité, d'ordre et de méthode, il fut saisi de désespoir à la vue d'un désordre si général, et, jugeant avant les autres tout perdu, il se sentit lui-même prèt à tout abandonner.

De Gjatz à Mikalewska, village entre Dirogobouje et Smolensk, il n'arriva rien de remarquable dans la colonne impériale, si ce n'est qu'il fallut jeter dans le lac de Semlewo les dépouilles de Moscow: des canons, des armures gothiques, ornemens du Kremlin, et la croix du grand Ivan y furent noyés; trophées, gloire, tous ces biens auxquels nous avions tout sacrifié, devenaient à charge; il ne s'agissait plus d'embellir, d'orner sa vie, mais de la sauver. Dans ce grand naufrage, l'armée, comme un grand vaisseau battu par la plus horrible des tempêtes, jetait sans hésiter, à cette mer de neige et de glace, tout ce qui pouvait appesantir ou retarder sa marche.

COMTE DE Ségur.

INCENDIE DE LA SUBARRA, QUARTIER DE ROME.

MAIS un soldat Gaulois qui a vu son camarade renversé à côté de lui, sous une large dalle lancée du haut d'un toit, fait un saut en arrière, et saisissant au coin d'un palais quelques brins de foin qui avaient servi de couche à un malheureux juif: "S'ils combattent comme des renards," s'écrie-t-il, "enfumons-les dans leurs tanières." Et se précipitant dans un vestibule enfoncé, où brûlait une lampe en l'honneur d'un dieu lare, il y allume le brandon qu'il agite, le montre à ses compagnons qui applaudissent, et pénètre dans la maison qu'il livre de tous côtés à la flamme. "Le feu! le feu!" répètent aussitôt les prétoriens, et, se saisis

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