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mon père Ulysse, et consoler ma mère Pénélope, que de régner sur tous les peuples de l'univers.

"Souffrez, ô Crétois, que je vous dise ce que je pense. Vous êtes le plus sage de tous les peuples; mais la sagesse demande, ce me semble, une précaution qui vous échappe. Vous devez choisir, non pas l'homme qui raisonne le mieux sur les lois, mais celui qui les pratique avec la plus constante vertu. Ne cherchez donc pas un homme qui ait vaincu les autres par les jeux d'esprit et de corps, mais un homme qui ait vos lois écrites dans le fond de son cœur, et dont toute la vie soit la pratique de ces lois; que ses actions, plutôt que ses paroles, vous le fassent choisir."

FÉNÉLON.

INCENDIE DE MOSCOU.

LE feu éclata vers deux heures du matin, au centre de la ville, dans son plus riche quartier, au palais marchand. Aussitôt Napoléon donne des ordres, il les multiplie. Le jour venu, il y court, . . et tout pensif entre dans

le Kremlin.

A la vue de ce palais, à la fois gothique et moderne des Romanof et des Rurick, de leur trône encore debout, de cette croix du grand Ywan, et de la plus belle partie de la ville que le Kremlin domine, et que les flammes encore renfermées dans le bazar, semblent devoir respecter, il reprend son premier espoir. Son ambition est flattée de cette conquête; on l'entend s'écrier : "Je suis donc enfin dans Moscou, dans l'antique palais des czars! dans le Kremlin !" Il en examine tous les détails avec un orgueil curieux et satisfait.

Le jour favorisa les efforts de Mortier: il se rendit maître du feu. Les incendiaires se tinrent cachés. On doutait de leur existence. Enfin des ordres sevères étant donnés, l'ordre rétabli, l'inquiétude suspendue, chacun alla s'emparer d'une maison commode ou d'un

palais somptueux, pensant y trouver un bien-être acheté par de si longues et de si excessives privations.

Deux officiers s'étaient établis dans un des batimens du Kremlin. De là, leur vue pouvait embrasser le nord et l'ouest de la ville. Vers minuit une clarté extraordinaire les réveille. Ils regardent, et voient des flammes remplir des palais, dont elles illuminent d'abord et font bientôt écrouler l'élégante et noble architecture. Ils remarquent que le vent du nord chasse directement ces flammes sur le Kremlin, et s'inquiètent pour cette enceinte, où reposaient l'élite de l'armée et son chef. Ils craignent aussi pour toutes les maisons environnantes, où nos soldats, nos gens et nos chevaux fatigués et repus, sont sans doute ensevelis dans un profond sommeil. Déjà des flammèches et des débris ardents volaient jusque sur les toits du Kremlin, quand le vent du nord, tournant vers l'ouest, les chassa dans une autre direction.

Alors rassuré sur son corps d'armée, l'un de ces officiers se rendormit en s'écriant: "C'est à faire aux autres, cela ne nous regarde plus ;" car telle était l'insouciance qui résultait de cette multiplicité d'événements et de malheurs sur lesquels on était comme blasé, et tel l'égoïsme produit par l'excès de fatigue et de souffrance, qu'ils ne laissaient à chacun, que la mesure de force et de sentiment indispensables pour son service, et pour sa conservation personnelle.

Cependant, de vives et nouvelles lueurs les reveillent encore; ils voient d'autres flammes s'élever précisement dans la nouvelle direction que le vent venait de prendre sur le Kremlin, et ils maudissent l'imprudence et l'indiscipline Française, qu'ils accusent de ce désastre. Mais trois fois le vent change ainsi du nord à l'ouest, et trois fois ces feux ennemis, vengeurs, obstinés, et comme acharnés contre le quartier impérial, se montrent ardents à saisir cette nouvelle direction. A cette vue, un grand soupçon s'empare de leur esprit. Les Moscovites, connaissant notre téméraire et négligente insouciance, auraient-ils conçu l'espoir de brûler avec Moscou, nos soldats ivres de vin, de fatigue et de sommeil; ou plutôt ont-ils osé croire qu'ils envelopperaient Napoléon dans

cette catastrophe; que la perte de cet homme valait bien celle de leur capitale; que c'était un assez grand résultat pour y sacrifier Moscou tout entière; que peutêtre le ciel, pour leur accorder une aussi grande victoire, voulait un aussi grand sacrifice; et qu'enfin il fallait à cet immense colosse un aussi immense bûcher?

On ne sait s'ils eurent cette pensée, mais il fallut l'étoile de l'Empereur pour qu'elle ne se réalisât pas. En effet, non seulement le Kremlin renfermait, à notre insu, un magasin à poudre, mais, cette nuit-là même les gardes, endormies et placées négligemment, avaient laissé tout un parc d'artillerie entrer et s'établir sous les fenêtres de Napoléon.

C'était l'instant où ces flammes furieuses étaient dardées de toutes parts, et avec le plus de violence, sur le Kremlin; car le vent, sans doute attiré par cette grande combustion, augmentait à chaque instant d'impétuosité. L'élite de l'armée et l'Empereur étaient perdus, si une seule des flammèches qui volaient sur nos têtes s'était posée sur un seul caisson. C'est ainsi que, pendant plusieurs heures, de chacune des étincelles qui traversaient les airs, dépendit le sort de l'armée entière. Enfin le jour, un jour sombre, parut ; il vint s'ajouter à cette grande horreur, la pâlir, lui ôter son éclat. Beaucoup d'officiers se refugièrent dans les salles du palais. Les chefs, et Mortier lui-même, vaincus par l'incendie, qu'ils combattaient depuis trente-six heures, y vinrent tomber d'épuisement et de désespoir.

Ils se taisaient, et nous nous accusions. Il semblait à la plupart que l'indiscipline et l'ivresse de nos soldats avaient commencé ce désastre, et que la tempête l'achevait. Nous nous regardions nous-mêmes avec une espèce de dégoût. Le cri d'horreur qu'allait jeter l'Europe nous effrayait. On s'abordait les yeux baissés, consternés d'une si épouvantable catastrophe: elle souillait notre gloire; elle nous en arrachait le fruit; elle menacait notre existence présente et à venir; nous n'étions plus qu'une armée de criminels dont le ciel et le monde civilizé devait faire justice. On ne sortait de cet abîme de pensées, et des accès de fureur qu'on éprou

vait contre les incendiaires, que par la recherche avide des nouvelles, qui toutes commençaient à accuser les Russes seuls de ce désastre.

En effet des officiers arrivaient de toutes parts, tous s'accordaient. Dès la première nuit, celle du 14 au 15, un globe enflammé s'était abaissé sur le palais du prince Troubetskoï, et l'avait consumé ; c'était un signal. Aussitôt le feu avait été mis à la Bourse; on avait aperçu des soldats de police Russes l'attiser avec des lances goudronnées. Ici, des obus perfidement placés venaient d'éclater dans les poêles de plusieurs maisons; ils avaient blessé les militaires qui se pressaient autour. Alors, se retirant dans des quartiers encore debout, ils étaient allés se choisir d'autres asiles; mais, près d'entrer dans ces maisons toutes closes et inhabitées, ils avaient entendu en sortir une faible explosion; elle avait été suivie d'une légère fumée, qui aussitôt était devenue épaisse et noire, puis rougeâtre, enfin couleur de feu, et bientôt l'édifice entier s'était abîmé dans un gouffre de flammes.

Tous avaient vu des hommes d'une figure atroce, couverts de lambeaux, et des femmes furieuses, errer dans ces flammes et compléter une épouvantable image de l'enfer. Ces misérables, enivrés de vin et du succès de leurs crimes, ne daignaient plus se cacher; ils parcouraient triomphalement ces rues embrasées; on les surprenait armés de torches, s'acharnant à propager l'incendie il fallait leur abattre les mains à coups de sabre pour leur faire lâcher prise. On se disait que ces bandits avaient été déchaînés par les chefs Russes pour brûler Moscou et qu'en effet, une si grande, une si extrême résolution, n'avait pu être prise que par le patriotisme, et exécutée que par le crime.

Aussitôt l'ordre fut donné de juger et de fusiller sur place tous les incendiaires. L'armée était sur pied. La vieille garde, qui toute entière occupait une partie du Kremlin, avait pris les armes ; les bagages, les chevaux tout chargés, remplissaient les cours; nous étions mornes d'étonnement, de fatigue, et du désespoir de voir périr un si riche cantonnement. Maîtres de Moscou,

il fallait donc aller bivouaquer sans vivres à ses portes.

Pendant que nos soldats luttaient encore avec l'incendie, et que l'armée disputait au feu cette proie, Napoléon, dont on n'avait pas osé troubler le sommeil pendant la nuit, s'était éveillé à la double clarté du jour et des flammes. Dans son premier mouvement, il s'irrita, et voulut commander à cet élement: mais bientôt il fléchit, et s'arrêta devant l'impossibilité. Surpris, quand il a frappé au cœur d'un empire, dy trouver un autre sentiment que celui de la soumission et de la terreur, il se sent vaincu et surpassé en détermination.

Cette conquête pour laquelle il a tout sacrifié, c'est comme un fantôme qu'il a poursuivi, qu'il a cru saisir, et qu'il voit s'évanouir dans les airs en tourbillons de fumée qui l'environnent. A chaque instant il se lève, marche, et se rassied brusquement. Il parcourt ses appartements d'un pas rapide, ses gestes courts et véhéments décèlent un trouble cruel: il quitte, reprend, et quitte encore un travail pressé, pour se précipiter à ses fenêtres et contempler les progrès de l'incendie. De brusques et brèves exclamations s'échappent de sa poitrine oppressée. "Quel effroyable spectacle ! ce sont eux-mêmes! Tant de palais! Quelle résolution extraordinaire ! Quels hommes! Ce sont des Scythes!"

Entre l'incendie et lui se trouvait un vaste emplacement désert, puis la Moskwa et ses deux quais ; et pourtant les vitres des croisées contre lesquels il s'appuie sont déjà brûlantes, et le travail continuel des balayeurs, placés sur les toits de fer du palais, ne suffit pas pour écarter les nombreux flocons de feu qui cherchent à s'y poser.

En cet instant le bruit se répand que le Kremlin est miné : des Russes l'ont dit, des écrits l'attestent ; quelques domestiques en perdent la tête d'effroi ; les militaires attendent impassiblement ce que l'ordre de l'Empereur et leur destin décideront, et Napoléon ne repond à cette alarme que par un sourire d'incrédulité.

Mais il marche encore convulsivement, il s'arrête à

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