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sieurs périssent corps et biens; douze bricks font côte sur les plages de la Troade; deux frégates et une corvette abandonnées, on ne sait comment, de leurs équipages, sont emportées par les courans jusqu'aux attérages de Paros.

Pendant que les Turcs se débattaient au milieu des flammes, et en luttant contre les flots, les équipages des brûlôts, formant un total de dix-sept hommes, assistaient tranquillement à la destruction de la flotte du Sultan. Ils virent successivement sauter le vaisseau amiral, et cette altesse tremblante se sauver à terre dans un canot, lui qui montait, quelques minutes auparavant, le plus beau navire des mers de l'Orient; le second vaisseau s'abima ensuite avec seize cents hommes, sans qu'il s'en sauvât que deux individus à demi brûlés, qui s'accrochèrent à des débris que la vague mugissante porta vers la plage, sur laquelle gisaient deux superbes frégates.

O Ténédos! Ténédos! ton nom rendu célèbre par la lyre d'Homère et de Virgile, ne peut plus être oublié, quand on parlera de la gloire des enfans des Grecs. Le chantre des Messéniennes, Casimir De Lavigne, a dit leurs douleurs et leurs héroïsme; mais qui célébrera leur triomphe, en racontant comment les bricks des Hellènes, après avoir recueilli Constantin Kanaris, Cyriaque et leurs braves, présentant leurs voiles à la tempête, et naviguant sur la cime des vagues, reparurent le 12 Novembre au port de Psara? Les éphores, suivis d'une foule nombreuse de peuple, de soldats et de matelots, s'étaient portées à leur rencontre dès qu'on eut signalé leur approche. Mille cris de joie éclatent au moment qu'ils prennent terre! "Salut aux vainqueurs de Ténédos! Honneur et gloire aux braves!" "La patrie reconnaissante," dit le président des éphores, en posant une couronne de lauriers sur la tête de Kanaris, "honore en toi le vainqueur de deux amiraux ennemis."

FRAGMENT DES AVENTURES DE TÉLÉMAQUE.

[Télémaque admis dans l'assemblée des Crétois, remporte le prix à divers jeux, et résout avec une rare sagesse plusieurs questions morales et politiques proposées par les vieillards, juges de l'ile.]

Nous arrivâmes à une espèce de cirque très vaste, environné d'une épaisse forêt le milieu du cirque était une arène préparée pour les combattants; elle était bordée par un grand amphithéâtre d'un gazon frais sur lequel était assis et rangé un peuple innombrable. Quand nous arrivâmes, on nous reçut avec honneur; car les Crétois sont les peuples du monde qui exercent le plus noblement et avec le plus de religion l'hospitalité. On nous fit asseoir, et on nous invita à combattre. Mentor s'en excusa sur son âge, et Hazaël sur sa faible santé. Ma jeunesse et ma vigueur m'ôtaient toute excuse; je jetai néanmoins un coup d'œil sur Mentor pour découvrir sa pensée, et j'aperçus qu'il souhaitait que je combattisse. J'acceptai donc l'offre qu'on me faisait je me dépouillai de mes habits; on fit couler des flots d'huile douce et luisante sur tous les membres de mon corps; et je me mêlai parmi les combattants. On dit de tous côtés que c'était le fils d'Ulysse, qui était venu pour tâcher de remporter les prix ; et plusieurs Crétois, qui avaient été à Ithaque pendant mon enfance, me reconnurent.

Le premier combat fut celui de la lutte. Un Rhodien d'environ trente-cinq ans surmonta tous les autres qui osèrent se présenter à lui. Il était encore dans toute la vigueur de la jeunesse ; ses bras étaient nerveux et bien nourris: au moindre mouvement qu'il faisait, on voyait tous ses muscles; il était également souple et fort. Je ne lui parus pas digne d'être vaincu; et, regardant avec pitié ma tendre jeunesse, il voulut se retirer mais je me présentai à lui. Alors nous nous saisîmes l'un l'autre ; nous nous serrâmes à perdre la respiration. Nous étions épaule contre épaule, pied contre pied, tous le nerfs tendus, et le bras entrelacés

comme des serpents, chacun s'efforçant d'enlever de terre son ennemi. Tantôt il essayait de me surprendre en me poussant du côté droit: tantôt il s'efforçait de me pencher du côté gauche. Pendant qu'il me tâtait ainsi, je le poussai avec tant de violence, que ses reins plièrent; il tomba sur l'arène, et m'entraina sur lui. En vain il tâcha de me mettre dessous; je le tins immobile sous moi; tout le peuple cria: "Victoire au fils d'Ulysse!" Et j'aidai au Rhodien confus à se relever.

Le combat du ceste fut plus difficile. Le fils d'un riche citoyen de Samos avait acquis une haute réputation dans ce genre de combat. Tous les autres lui cédèrent; il n'y eut que moi qui espérai la victoire. D'abord il me donna dans la tête, et puis dans l'estomac, des coups qui me firent vomir le sang, et qui répandirent sur mes yeux un épais nuage. Je chancelai; il me pressait, et je ne pouvais plus respirer, mais je fus ranimé par la voix de Mentor; qui me criait: "O fils d'Ulysse, seriez-vous vaincu ?" La colère me donna de nouvelles forces; j'évitai plusieurs coups dont j'aurais été accablé. Je haussai mon ceste pour tomber sur lui avec plus de force: il voulut esquiver, et perdant l'équilibre, il me donna le moyen de le renverser. A peine fut-il étendu par terre, que je lui tendis la main pour le relever. Il se redressa lui-même, couvert de poussière et de sang: sa honte fut extrême: mais il n'osa renouveler le combat.

Aussitôt on commença les courses des chariots, que l'on distribua au sort. Le mien se trouva le moindre pour la légèreté des roues et pour la vigueur des chevaux. Nous partons: un nuage de poussière vole, et couvre le ciel. Au commencement, je laissai les autres passer devant moi. Un jeune Lacédémonien, nommé Crantor, laissait d'abord tous les autres derrière lui. Un Crétois, nommé Polyclète, le suivait de près. Hippomaque, parent d'Idoménée, qui aspirait à lui succéder, lâchant les rênes à ses chevaux fumants de sueur, était tout penché sur leurs crins flottants; et le mouvement des roues de son chariot était si rapide,

qu'elles paraissaient immobiles comme les ailes d'un aigle qui fend les airs. Mes chevaux s'animèrent et se mirent peu à peu en haleine; je laissai loin derrière moi presque tous ceux qui étaient partis avec tant d'ardeur. Hippomaque, parent d'Idoménée, poussant trop ses chevaux, le plus vigoureux s'abattit, et ôta, par sa chute, à son maître l'espérance de régner. Polyclète, se penchant trop sur ses chevaux, ne put se tenir ferme dans une secousse; il tomba; les rênes lui échappèrent, et il fut trop heureux de pouvoir en tombant éviter la mort. Crantor voyant avec des yeux pleins d'indignation que j'étais tout auprès de lui, redoubla son ardeur : tantôt il invoquait les dieux, et leur promettait de riches offrandes; tantôt il parlait à ses chevaux pour les animer: il craignait que je ne passasse entre la borne et lui; car mes chevaux, mieux ménagés que les siens, étaient en état de le devancer: il ne lui restait plus d'autre ressource que celle de me fermer le passage. Pour y réussir, il hasarda de se briser contre la borne; il y brisa effectivement sa roue. Je ne

songeai qu'à faire promptement le tour, pour n'être pas engagé dans son désordre; et il me vit un moment après au bout de la carrière. Le peuple s'écria encore une fois: "Victoire au fils d'Ulysse! c'est lui que les dieux destinent à régner sur nous."

Cependant les plus illustres et les plus sages d'entre les Crétois nous conduisirent dans un bois antique et sacré, reculé de la vue des hommes profanes, où les vieillards que Minos avait établis juges du peuple et gardes des lois, nous assemblèrent. Nous étions les mêmes qui avions combattu dans les jeux; nul autre ne fut admis. Les sages ouvrirent le livre où toutes les lois de Minos sont recueillies. Je me sentis saisi de respect et de honte, quand j'approchai de ces viellards que l'âge rendait vénérables, sans leur ôter la vigueur de l'esprit. Ils étaient assis avec ordre, et immobiles dans leurs places: leur cheveux étaient blancs; plusieurs n'en avaient presque plus. On voyait reluire sur leurs visages graves une sagesse douce et tranquille; ils ne se pressaient point de parler; ils ne disaient que ce qu'ils

avaient résolu de dire. Quand ils étaient d'avis différents, ils étaient si modérés à soutenir ce qu'ils pensaient de part et d'autre, qu'on aurait cru qu'ils étaient tous d'une même opinion. La longue expérience des choses passées, et l'habitude du travail leur donnaient de grandes vues sur toutes choses: mais ce qui perfectionnait le plus leur raison, c'était le calme de leur esprit délivré des folles passions et des caprices de la jeunesse. La sagesse toute seule agissait en eux, et le fruit de leur longue vertu était d'avoir si bien dompté leurs humeurs, qu'ils goûtaient sans peine le doux et noble plaisir d'écouter la raison. En les admirant, je souhaitai que ma vie pût s'accourcir pour arriver tout à coup à une si estimable vieillesse. Je trouvais la jeunesse malheureuse d'être si impétueuse, et si éloignée de cette vertu si éclairée et si tranquille.

Le premier d'entre ces vieillards ouvrit le livre des lois de Minos. C'était un grand livre qu'on tenait d'ordinaire renfermé dans une cassette d'or avec des parfums. Tous ces vieillards le baisèrent avec respect; car ils disent qu'après les dieux, de qui les bonnes lois viennent, rien ne doit être si sacré aux hommes que les lois destinées à les rendre bons, sages, et heureux. Ensuite celui qui présidait proposa trois questions, qui devaient être decidées par les maximes de Minos.

La première question était de savoir quel est le plus libre de tous les hommes.

Quand mon rang fut venu, je n'eus pas de peine à répondre, parce que je n'avais pas oublié ce que Mentor m'avait dit souvent. "Le plus libre de tous les hommes," répondis-je, "est celui qui peut être libre dans l'esclavage même. En quelque pays et en quelque condition qu'on soit, on est très libre pourvu qu'on craigne les dieux, et qu'on ne craigne qu'eux. En un mot, l'homme véritablement libre est celui qui, dégagé de toute crainte et de tout désir, n'est soumis qu'aux dieux et à sa raison." Les vieillards s'entre-regardèrent en souriant, et furent surpris de voir que ma réponse fut précisément celle de Minos.

Ensuite on proposa la seconde question en ces termes:

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