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naître dans mon âme: suivant l'usage des Indes, j'empruntai pour me faire entendre, le langage des fleurs ; j'ajoutai aux pavots des soucis. La nuit d'après, je retrouvai mes pavots et mes soucis baignés d'eau. La nuit suivante, je devins plus hardi; je joignis aux pavots et aux soucis une fleur de foulsapatte, qui sert aux cordonniers à teindre leurs cuirs en noir, comme l'expression d'un amour humble et malheureux. Le lendemain, dès l'aurore, je courus au tombeau ; mais j'y vis la foulsapatte desséchée, parce qu'elle n'avait pas été arrosée. La nuit suivante, j'y mis, en tremblant, une tulipe dont les feuilles rouges et le cœur noir exprimaient les feux dont j'étais brûlé: le lendemain je retrouvai ma tulipe dans l'état de la foulsapatte. J'étais accablé de chagrin; cependant le surlendemain j'y apportai un bouton de rose avec ses épines, comme le symbole de mes espérances mêlées de beaucoup de craintes. Mais, quel fut mon désespoir quand je vis, aux premiers rayons du jour, mon bouton de rose loin du tombeau ! je crus que je perdrais la raison. Quoi qu'il pût m'en arriver, je résolus de lui parler. La nuit suivante, dès qu'elle parut, je me jetai à ses pieds; mais j'y restai tout interdit en lui présentant ma rose. Elle prit la parole, et me dit: Infortuné! tu me parles d'amour, et bientôt je ne serai plus. Il faut, à l'exemple de ma mère, que j'accompagne au bûcher mon époux qui vient de mourir: il était vieux, je l'épousai enfant. Adieu; retire-toi, et oublie-moi; dans trois jours, je ne serai qu'un peu de cendre.' En disant ces mots, elle soupira. Pour moi, pénétré de douleur, je lui dis, 'Malheureuse Bramine ! la nature a rompu les liens que société vous avait donnés ; achevez de rompre ceux de la superstition: vous le pouvez, en me prenant pour votre époux.'-' Quoi !' reprit-elle en pleurant, 'j'échapperais à la mort pour vivre avec toi dans l'opprobre! Ah! si tu m'aimes, laisse-moi mourir.'-A Dieu ne plaise,' m'écriai-je, que je ne vous tire de vos maux, que pour vous plonger dans les miens! Chère Bramine, fuyons ensemble au fond des forêts; il vaut encore mieux se fier aux tigres qu'aux hommes. Mais

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le ciel, dans qui j'espère, ne nous abandonnera pas. Fuyons: l'amour, la nuit, ton malheur, ton innocence, tout nous favorise. Hâtons-nous, veuve infortunée ! déjà ton bûcher se prépare, et ton époux mort t'y appelle. Pauvre liane renversée, appuie-toi sur moi, je serai ton palmier.' Alors elle jeta, en gémissant, un regard sur le tombeau de sa mère, puis vers le ciel ; et laissant tomber une de ses mains dans la mienne, de l'autre elle prit ma rose. Aussitôt je la saisis par le bras, et nous nous mîmes en route. Je jetai son voile dans le Gange, pour faire croire à ses parents qu'elle s'y était noyée. Nous marchâmes pendant plusieurs nuits le long du fleuve, nous cachant le jour dans des rizières. Enfin, nous arrivâmes dans cette contrée que la guerre autrefois a dépeuplée d'habitants. Je pénétrai au fond de ce bois, où j'ai bâti cette cabane, et planté un petit jardin : nous y vivons très-heureux. Je révère ma femme comme le soleil, et je l'aime comme la lune. Dans cette solitude, nous nous tenons lieu de tout nous étions méprisés du monde; mais, comme nous nous estimons mutuellement, les louanges que je lui donne, ou celles que j'en reçois, nous paraissent plus douces que les applaudissements d'un peuple.” En finissant ces mots, il regardait son enfant dans son berceau, et sa femme qui versait des larmes de joie.

MARCO BOTZARIS.

MELPOMÈNE lui avait départi le don de la voix et de la cithare pour chanter le temps où, gardant les troupeaux de Polémarque son père, aux bords du Selleïs, il abandonna sa patrie conquise par Ali-Pacha pour se réfugier sous les drapeaux Français, à l'ombre desquels il crût en sagesse et en valeur. De la taille ordinaire des Souliotes, qui est de cinq pieds environ, sa légèreté était telle qu'on le comparait au Zéphir. Nul ne l'égalait à la lutte, au jeu du disque; et quand ses

yeux bleus s'animaient, que sa longue chevelure flottait sur ses épaules, et que son front rasé, suivant l'usage antique, reflétait les rayons du soleil, il avait quelquechose de si extraordinaire qu'on l'aurait pris pour un descendant de ces Pélasges, enfants de Phaéton, qui civilisèrent l'Epire. Il avait laissé sa femme et deux enfants sur la terre étrangère pour se livrer avec plus d'audace aux chances des combats. Poète et guerrier, dans les moments de repos il prenait sa lyre et redisait aux enfants de la Selleïde les noms des héros leurs aïeux, leurs exploits, leur gloire, et l'obligation où ils étaient de mourir, comme eux, pour les saintes lois du Christ et de la patrie, objets éternels de la vénération des Grecs. Sa femme Chrysé vint le rejoindre après l'insurrection de la Grèce, et voulut combattre à ses côtés.... Marco Botzaris, en avant de Missolunghi, soutint, avec six cents Palikares, les efforts de l'armée Ottomane tout entière. Les Thermopyles paliront un jour à ce récit. Retranchés auprès de Crionero, fontaine située à l'angle occidental du mont Aracynthe, ces braves après avoir peigné leurs belles chevelures, suivant l'usage immémorial des soldats de la Grèce, conservé jusqu'à nos jours, se lavent dans les eaux de l'antique Aréthusa, et, revêtus de leurs plus riches ornemens, ils demandent à s'unir par les liens de la fraternité, en se declarant Ulamia. Un ministre des autels s'avance aussitôt. Prosternés aux pieds de la croix, ils échangent leurs armes, ils se donnent ensuite la main en formant une chaîne mystérieuse, et, recueillis devant le Dieu rédempteur, ils prononcent les paroles sacramentelles: "Ma vie est ta vie, et mon âme est ton âme." Le prêtre alors les bénit, et ayant donné le baiser de paix à Marco Botzaris, qui le rend à son lieutenant, ses soldats s'étant mutuellement embrassés, présentent un front menaçant à l'ennemi.

C'était le 4 Novembre, 1822, au lever du soleil: on apercevait de Missolunghi et d'Anatolia le feu du bataillou immortel qui s'assoupit à midi. Il reprit avec une nouvelle vivacité deux heures après, et diminua insensiblement jusqu'au soir. A l'apparition

des premières étoiles, on aperçut dans le lointain les flammes des bivouacs ennemis dans la plaine; la nuit fut calme, et le 5 au matin Marco Botzaris rentra à Missolunghi suivi de vingt-deux Souliotes; le surplus de ses braves avait vécu.

A la faveur de cette héroïque résistance, le président du gouvernement, Mavrocordato, avait approvisionné Missolunghi et fait embarquer pour le Péloponèse les vieillards, les femmes et les enfants. Marco Botzaris voulait pourvoir de la même manière à la sûreté de sa femme et de ses enfans; mais Chrysé, son épouse, ne pouvait se résoudre à l'abandonner; elle lui adresse les adieux les plus déchirants; elle tombe à ses pieds avec les timides créatures qui le nommaient leur seigneur et leur père. Marco Botzaris les bénit au nom du Dieu des batailles. Il les accompagne ensuite au port, il suit des yeux le vaisseau, il tend les bras à sa femme; hélas ! il la quittait pour la dernière fois. Il périt peu de temps après, dans une bataille nocturne contre les Turcs, et sa mort fut aussi glorieuse que sa vie. POUQUEVILLE.

KANARIS.

LES Hydriotes avaient à peine relâché à Psara, qu'on vota unanimement la destruction de la flotte Ottomane qui était à Ténédos. Une division navale composée de douze bricks de Psara avait observé sa position. L'entreprise était difficile ; les Turcs, sans cesse aux aguets depuis la catastrophe de Chio, se gardaient avec soin et visitaient les moindres bâtimens. Cependant comme l'amirauté avait une confiance extrême dans Marco Kanaris, qui s'offrit encore pour cette périlleuse mission, on se décida à la hasarder.

On ajouta un brûlôt à celui que le plus intrépide des hommes de notre siècle devait monter, et, malgré le temps orageux qui régnait, les deux armements mirent en mer le 9 Novembre à sept heures du soir, accom

pagnés de deux bricks de guerre fins voiliers. Arrivés, le jour suivant, à leur destination, les gardes-côtes de Ténédos les virent sans défiance doubler un des caps de l'île sous pavillon Turc. Ils paraissaient chassés par les bricks de leur escorte qui battaient flamme et pavillon de la croix, et le costume Ottoman que portaient les equipages des brulôts complétait l'illusion, lorsque deux frégates Turques placées en vedettes à l'entrée du port, les signalèrent, comme pour les diriger vers le point qu'ils cherchaient.

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Le jour commençait à baisser, et il était impossible de distinguer le vaisseau amiral au milieu d'une forêt de mâts, quand celui-ci repondit aux signaux des frégates d'avant-garde par trois coups de canon. "Il est à nous," dit aussitôt Kanaris à son équipage; courage, camarades, nous le tenons !" Manoeuvrant directement vers le point d'où le canon s'était fait entendre, il aborde l'énorme citadelle flottante en enfonçant son mât de beaupré dans un de ses sabords, et le vaisseau s'embrase avec une telle rapidité, que de plus de deux mille individus qui le montaient, le Capitan-Pacha et une trentaine des siens parviennent seuls à se dérober à la mort.

Au même instant un second vaisseau est mis en feu par le brûlôt de Cyriaque, et la rade n'offre plus qu'une scéne déplorable de carnage, de désordre et de confusion. Les canons qui s'échaufent, tirent successivement ou par bordée, et quelques-uns, chargés de boulets incendiaires, propagent le feu tandis que la forteresse de Ténédos, croyant les Grecs entrés au port, canonne ses propres vaisseaux. Ceux-ci coupent leurs cables, se pressent, se heurtent, se dématent, arrachent mutuellement leurs bordages, ou s'échouent, et la majeure partie ayant réussi à s'éloigner, malgré la confusion inséparable d'une semblable catastrophe, est à peine portée au large qu'elle est assaillie par une de ces tempêtes qui rendent une mer étroite aussi terrible que dangereuse, pendant les longues nuits de Novembre. Les vaisseaux voguent à l'aventure, s'abordent dans l'obscurité, et s'endommagent. Plu

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