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animals have not

N'est-ce pas l'homme enfin dont l'art audacieux
Dans le tour d'un compas a mesuré les cieux 1;
Dont la vaste science, embrassant toutes choses,
A fouillé la nature, en a percé les causes?
Les animaux ont-ils des universités ?
Voit-on fleurir chez eux des quatre Facultés 2 ?
Y voit-on des savants en droit, en médecine,
Endosser l'écarlate et se fourrer d'hermine?

Non, sans doute; et jamais chez eux un médecin
N'empoisonna les bois de son art assassin.
Jamais docteur, armé d'un argument frivole,
Ne s'enroua chez eux sur les bancs d'une école.
Mais, sans chercher au fond si notre esprit déçu
Sait rien de ce qu'il sait, s'il a jamais rien su,
Toi-même réponds-moi : dans le siècle où nous sommes,
Est-ce au pied du savoir qu'on mesure les hommes?
<< Veux-tu voir tous les grands à ta porte courir?
Dit un père à son fils dont le poil va fleurir;

4

Prends-moi le bon parti: laisse là tous les livres.

6

Cent francs au denier cinq combien font-ils ?-Vingt livres.
C'est bien dit. Va, tu sais tout ce qu'il faut savoir.

Que de biens, que d'honneurs sur toi s'en vont pleuvoir!
Exerce-toi, mon fils, dans ces hautes sciences;
Prends, au lieu d'un Platon, le Guidon des finances".
Sache quelle province enrichit les traitants

1. Expression très hardie pour désigner les progrès de la cosmographie et de l'astronomie.

2. L'Université est composée de quatre facultés, qui sont les Arts, la Théologie, le Droit et la Médecine. Les docteurs portent, dans les jours de cérémonie, des robes rouges fourrées d'hermine. (Note de Boileau.) 3. N'infesta serait plus juste, mais il n'y aurait plus de vers.

4. Le savoir n'est pas la mesure (le pied valait 33 centimètres) qui sert à mesurer les hommes.

5. Le pronom moi est ici explétif; il sert à rendre la phrase plus communicative et plus vive; La Fontaine en fait constamment usage:

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Prends ton pic et me romps ce caillou qui te nuit.
Comble-moi cette ornière...

6. A raison d'un denier pour cinq,
en prêtant à 20 pour 100; prêter à
5 pour 100 c'était prêter au denier
vingt.Ce passage est imité d'Horace.

7. Platon, le plus illustre des dis-
ciples de Socrate (430-347 av. J.-C.),
a laissé des dialogues philosophi-
ques, littéraires ou moraux qui ne
seraient pas d'une grande utilité à
un usurier.
Le Guidon des Finan-
ces était alors ce qu'on appellerait
le Manuel du parfait financier.

8. Les traitants étaient des financiers qui avaient fait un traité avec le roi; ils lui avançaient le montant des impôts d'une province, se char

Combien le sel au roi peut fournir tous les ans 1.
Endurcis-toi le cœur, sois arabe, corsaire,
Injuste, violent, sans foi, double, faussaire 2.
Ne va point sottement faire le généreux :
Engraisse-toi, mon fils, du suc des malheureux 3;
Et, trompant de Colbert la prudence importune 4,
Va par tes cruautés mériter la fortune.
Aussitôt tu verras poètes, orateurs,

5

3

Rhéteurs, grammairiens, astronomes, docteurs,
Dégrader les héros pour te mettre en leurs places,
De tes titres pompeux enfler leurs dédicaces",
Te prouver à toi-même, en grec, hébreu, latin,
Que tu sais de leur art et le fort et le fin.
Quiconque est riche est tout: sans sagesse il est
Il a, sans rien savoir, la science en partage;
Il a l'esprit, le cœur, le mérite, le rang,
La vertu, la valeur, la dignité, le sang;

Il est aimé des grands, il est chéri des belles :
Jamais surintendant' ne trouva de cruelles.

geaient de recouvrer eux-mêmes ces impôts et faisaient aux dépens des contribuables des fortunes scandaleuses. On les appelait aussi partisans; plus tard ils se donnèrent le nom de fermiers généraux.

1. La gabelle, ou impôt sur le sel qu'on était obligé d'acheter fort cher et en quantité déterminée, rapportait beaucoup, depuis Philippe le Bel, au trésor royal.

2. Il y a quelque exagération dans ce discours; l'usurier le plus impudent n'oserait pas s'exprimer en ces termes. Les Arabes ou les Turcs, surtout les corsaires qui infestaient la Méditerranée, exigeaient de leurs prisonniers des rançons énormes ; de là cette expression, que l'on trouve dans l'Avare de Molière : " Il est turc là-dessus, mais d'une turquerie épouvantable. »

3. C'est ainsi que Narcisse dit, dans Britannicus:

Et, pour nous rendre heureux, perdons les mi[sérables.

sage;\

et Mathan dans Athalie:

money talks

Et prodigue surtout du sang des misérables.

4. Éloge délicat de l'illustre Colbert (1619-1683); il était alors contrôleur général des finances, et administrait avec une sagesse admirable. 5. Les faire descendre (du latin gradus, degré), de leur piédestal.

6. Les auteurs dédiaient alors
leurs ouvrages à quelque person-
nage considérable qui leur accor-
dait une gratification. Corneille
dédia ainsi Cinna à M. de Montau-
ron; Louis XIII ne voulut pas
accepter la dédicace de Polyeucte,
par économie. La Fontaine fait
allusion à cette habitude dans
l'Avantage de la Science:

Et vous qui dédiez
A Messieurs les gens de finance
De méchants livres bien payés.

7. On appelait surintendant un
intendant-général qui avait de l'au-
torité sur tous les autres. Fouquet

L'or même à la laideur donne un teint de beauté 1.
Mais tout devient affreux avec la pauvreté. »

C'est ainsi qu'à son fils un usurier habile
Trace vers la richesse une route facile :

Et souvent tel il vient, qui sait, pour tout secret,
Cinq et quatre font neuf, ôtez deux, reste sept.

Après cela, docteur, va pâlir sur la Bible;
Va marquer les écueils de cette mer terrible 2;
Perce la sainte horreur de ce livre divin;
Confonds dans un ouvrage et Luther et Calvin 4 ;
Débrouille des vieux temps les querelles célèbres;
Éclaircis des rabbins les savantes ténèbres 5,
Afin qu'en ta vieillesse un livre en maroquin •
Aille offrir ton travail à quelque heureux faquin,
Qui, pour digne loyer' de la Bible éclaircie,
Te paye en l'acceptant d'un « Je vous remercie. »
Ou si ton cœur aspire à des honneurs plus grands,
Quitte là le bonnet, la Sorbonne et les bancs;
Et, prenant désormais un emploi salutaire,
Mets-toi chez un banquier, ou bien chez un notaire :

fut le dernier, et c'est à lui que Boileau fait ici allusion. Arrêté par ordre du roi, il avait été jugé et condamné au bannissement. Louis XIV aggrava la peine et le fit enfermer pour le reste de ses jours.

1. Une personne laide paraît belle quand elle est riche.

2. Terrible en naufrages; bien des commentateurs imprudents sont devenus hérétiques.

3. C'est ainsi que Racine a dit dans Iphigénie :

Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.

4. Luther et Calvin sont les véritables chefs de la Réforme. Le moine allemand Luther vécut de 1483 à 1546. Calvin, prêtre français, naquit à Noyon en 1509 et mourut à Genève en 1564. A l'époque où Boileau composa cette satire, on écrivait beaucoup pour tâcher de ramener les protestants; Louis XIV n'avait pas encore imaginé le sys

tème de persécutions qu'il inaugura en 1685.

5. A force de science les docteurs juifs ou rabbins ont rendu les textes inintelligibles.

on

6. Le maroquin, ou cuir du Maroc, servait à relier les livres dont « faisait des présents >>. Ceux que les libraires vendaient au public étaient reliés en veau ». Scarron disait plaisamment, lorsqu'on apprit la ruine du riche Montauron :

Ce n'est que maroquin perdu
Que les livres que l'on dédie
Depuis que Montauron mendie.

7. Pour récompense, pour saluire; La Fontaine emploie plusieurs fois cette expression :

Toute peine, dit-on, est digne de loyer.
Un rustre l'abattait, c'était là son loyer.

8. Le bonnet de docteur; c'est de là qu'était venue l'expression proverbiale opiner du bonnet comme un moine en Sorbonne.

Laisse là saint Thomas s'accorder avec Scot1;
Et conclus avec moi qu'un docteur n'est qu'un sot.
« Un docteur! diras-tu. Parlez de vous, poète :
C'est pousser un peu loin votre muse indiscrète.
Mais, sans perdre en discours le temps hors de saison,
L'homme, venez au fait, n'a-t-il pas la raison ?
N'est-ce pas son flambeau, son pilote fidèle? »

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Reason

- Oui. Mais de quoi lui sert que sa voix le rappelle,
Si, sur la foi des vents tout prêt à s'embarquer,
Il ne voit point d'écueil qu'il ne l'aille choquer?
El que sert à Cotin2 la raison qui lui crie:
« N'écris plus, guéris-toi d'une vaine furie ; »
Si tous ces vains conseils, loin de la réprimer,
Ne font qu'accroître en lui la fureur de rimer?
Tous les jours de ses vers, qu'à grand bruit il récite,
Il met chez lui voisins, parents, amis en fuite;
Car, lorsque son démon commence à l'agiter,
Tout, jusqu'à sa servante, est prêt à déserter. »
Un âne, pour le moins, instruit par la nature,
A l'instinct qui le guide obéit sans murmure,
Ne va point follement de sa bizarre voix

Défier aux chansons les oiseaux dans les bois :
Sans avoir la raison, il marche sur sa route.

L'homme seul, qu'elle éclaire, en plein jour n'y voit goutte;
Réglé par ses avis, fait tout à contre-temps,

Et dans tout ce qu'il fait n'a ni raison ni sens.
Tout lui plaît et déplaît, tout le choque et l'oblige 4;
Sans raison il est gai, sans raison il s'afflige;
Son esprit au hasard aime, évite, poursuit,
Défait, refait, augmente, ôte, élève, détruit.

1. Saint

Thomas - d'Aquin, l'ange de l'École (1227-1274), auteur d'une Somme théologique que l'on a imprimée en 15 ou 18 volumes infolio. Scot, ou mieux Duns Scot, né en Angleterre vers 1270, mourut à Cologne en 1308; il professa une doctrine souvent opposée à celle de saint Thomas, et les théologiens du quatorzième siècle se partagerent en thomistes et en sco istes.

2. Voir p. 40, note 6. Cet acharnement de Boileau contre Cotin s'explique par ce fait, que Cotin écrivait contre lui libelles sur libelles et le dénonçait comme auteur d'ouvrages infâmes.

3. Il s'agit ici de musique et non de chansons au sens moderne.

4. Le met dans la situation d'un obligé par rapport à son bienfaiteur; sa liberté est engagée.

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DEUVRES DE BOILEAU.

Et voit-on, comme lui, les ours ni les panthères
S'effrayer sottement de leurs propres chimères,
Plus de douze attroupés craindre le nombre impair 1,
Ou croire qu'un corbeau les menace dans l'air 2?
Jamais l'homme, dis-moi, vit-il la bête folle
Sacrifier à l'homme, adorer son idole,

Lui venir, comme au dieu des saisons et des vents,
Demander à genoux la pluie ou le beau temps?
Non, mais cent fois la bête a vu l'homme hypocondre 3
Adorer le métal que lui-même il fit fondre; m
A vu dans un pays les timides mortels

Trembler aux pieds d'un singe assis sur leurs autels;
Et sur les bords du Nil les peuples imbéciles,
L'encensoir à la main, chercher les crocodiles 4.
<< Mais pourquoi, diras-tu, cet exemple odieux?
Que peut servir ici l'Égypte et ses faux dieux?
Quoi! me prouverez-vous par ce discours profane
Que l'homme, qu'un docteur, est au-dessous d'un âne;
Un âne, le jouet de tous les animaux,

Un stupide animal, sujet à mille maux;

Dont le nom seul en soi comprend une satire! >>

Oui, d'un âne : et qu'a-t-il qui nous excite à rire?
Nous nous moquons de lui: mais s'il pouvait un jour,
Docteur, sur nos défauts s'exprimer à son tour;
Si, pour nous réformer, le ciel prudent et sage
De la parole enfin lui permettait l'usage;
Qu'il pût dire tout haut ce qu'il se dit tout bas ;

1. Cette expression n'est pas claire; Boileau parle de la superstition ridicule qui fait craindre de se trouver 13 à table; on pourrait croire qu'à partir de 12 on évite d'être en nombre impair: 13, 15, 17, etc., et ce serait un non-sens.

2. Bien des gens superstitieux ont cru que la vue d'un corbeau ou d'une chouette, ou de tel autre oiseau, était de mauvais augure. Les païens avaient poussé très loin l'art d'observer le vol des oiseaux.

3. L'hypocondrie est une maladie du cerveau qui rend inquiet, morose, et finit même par amener la

Superstition

folie; les anciens en plaçaient le
siège au-dessous de l'épigastre,
dans les hypocondres.

4. Les anciens Égyptiens ado-
raient les bêtes dont ils avaient peur
et celles qui leur rendaient des ser-
vices: l'ibis, qui se nourrit de rep-
tiles, le chat, etc. On peut voir au
musée du Louvre des momies de
crocodile, de chat, et autres ani-
maux. Tout ce passage est imité de
la quinzième satire de Juvénal.

5. S'il pouvait dire; plus loin les tournures qu'il voit, qu'il trouve, seront synonymes de lorsqu'il voit, lorsqu'il trouve.

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