Page images
PDF
EPUB

Sont autant de témoins qui parlent contre vous,
Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie
Ne sert plus que de jour à votre ignominie 1.
En vain, tout fier d'un sang que vous déshonorez,
Vous dormez à l'abri de ces noms révérés;

En vain vous vous couvrez des vertus de vos pères :
Ce ne sont à mes yeux que de vaines chimères;
Je ne vois rien en vous qu'un lâche, un imposteur,
Un traître, un scélérat, un perfide, un menteur,
Un fou dont les accès vont jusqu'à la furie,
Et d'un tronc fort illustre une branche pourrie 2... >>
Que maudit soit le jour où cette vanité

Vint ici de nos mœurs souiller la pureté !

Dans les temps bienheureux du monde en son enfance,
Chacun mettait sa gloire en sa seule innocence e;
Chacun vivait content, et sous d'égales lois,
Le mérite y faisait la noblesse et les rois 3;
Et, sans chercher l'appui d'une naissance illustre,
Un héros de soi-même empruntail tout son lustre.
Mais enfin par le temps le mérite avili

Vit l'honneur en roture, et le vice anobli 4;
Et l'orgueil, d'un faux titre appuyant sa faiblesse,
Maîtrisa les humains sous le nom de noblesse.
De là vinrent en foule et marquis et barons 5:
Chacun pour ses vertus n'offrit plus que des noms.

1. Ne sert qu'à mettre votre ignominie dans tout son jour, en pleine lumière.

2. Boileau s'emporte, comme il le dira au vers suivant; cette accumulation d'injures est analogue à celle qu'on trouve dans Polyeucte, lorsque la confidente Stratonice dit à Pauline (acte III, scène 11):

C'est l'ennemi commun de l'État et des dieux,
Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide,
Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide,
Une peste execrable à tous les gens de bien,
Un sacrilège impie, en un mot, un chrétien.

3. Bien plus, il n'y avait ni nobles

ni rois; chaque père de famille était roi dans sa maison.

4. Les honnêtes gens furent de simples roturiers, bourgeois, manants ou vilains; les gens vicieux devinrent nobles; Boileau parlera plus tard de l'honnête homme à pied et du faquin en litière.

5. Les marquis étaient jadis les gouverneurs des marches ou provinces frontières; baron voulait dire simplement homme (homme de cœur); les titres de noblesse ont été dans la suite classés de la manière suivante : écuyer, vidame, chevalier, baron, vicomte, comte, marquis, duc, prince.

6. En guise de vertus.

Aussitôt maint esprit fécond en rêveries
Inventa le blason avec les armoiries 1;
De ses termes obscurs fit un langage à part;
Composa tous ces mots de Cimier et d'Écart 2,
De Pal, de Contrepal, de Lambel et de Fasce 3,
Et tout ce que Segoing dans son Mercure entasse 4.
Une vaine folie enivrant la raison,

L'honneur triste et honteux ne fut plus de saison 5.
Alors, pour soutenir son rang et sa naissance,
Il fallut étaler le luxe et la dépense;

Il fallut habiter un superbe palais,

Faire par les couleurs distinguer ses valets,
Et, traînant en tous lieux de pompeux équipages",
Le duc et le marquis se reconnut aux pages 7.
Bientôt, pour subsister, la noblesse sans bien
Trouva l'art d'emprunter, et de ne rendre rien;
Et, bravant des sergents la timide cohorte 3,
Laissa le créancier se morfondre à sa porte :

1. La Fontaine s'est moqué du blason dans une de ses fables (X, xvi). Comme si, devers l'inde, on eût eu dans l'esprit La sotte vanité de ce jargon frivole.

2. Cimier se dit, dans la langue du blason, d'un ornement qui surmonte le sommet, la cime du casque. Les écarts sont les différentes divisions de l'écu, lorsqu'il est partagé en quatre.

3. On appelaît pal une division verticale de l'écu; contrepal un pal divisé lui-même en deux; lambel une sorte de brisure, et fasce une division horizontale de l'écu.

4. Auteur d'un ouvrage publié en 1657 et intitulé Trésor héraldique, ou Mercure armorial. Dans les éditions contemporaines de Boileau, l'avocat Segoing est toujours appelé Segond; c'est seulement en 1713 qu'il reprend son véritable nom, encore est-il appelé Segoind.

5. Regnier disait avec plus de vivacité (Sat. XIII).

L'Honneur est un vieux saint que l'on ne chôme [plus.

8

6. Équipage se disait de l'appareil qui entourait les grands seigneurs ou les gens très riches quand ils paraissaient en public.

7. Nous mettrions le pluriel; le singulier, est très logique parce qu'il suppose que le verbe est sous-entendu une première fois, et très conforme aux habitudes du XVIIe siècle. On appelait pages des jeunes. gens de bonne famille qui entraient au service des grands seigneurs pour s'y former aux belles manières, et faire, pour ainsi dire, leur apprentissage de courtisans. On connaît les vers de La Fontaine :

Tout petit prince a des ambassadeurs
Tout marquis veut avoir des pages.

8. Des suppôts de justice; les privilégiés sous l'ancien régime se moquaient de la loi.

9. Le fait de ne pas payer ses dettes distinguait tout particulièrement les grands seigneurs du temps de Louis XIV. Bossuet et les autres prédicateurs furent souvent obligés de tonner en chaire contre de pa

Mais, pour comble, à la fin le marquis en prison
Sous le faix des procès vit tomber sa maison.
Alors le noble altier, pressé de l'indigence,
Humblement du faquin 1 rechercha l'alliance;
Avec lui trafiquant d'un nom si précieux,
Par un lâche contrat vendit tous ses aïeux';
Et, corrigeant ainsi la fortune ennemie,
Rétablit son honneur à force d'infamie.

Car, si l'éclat de l'or ne relève le sang,

En vain l'on fait briller la splendeur de son rang;
L'amour de vos aïeux passe en vous pour manie,
Et chacun pour parent vous fuit et vous renie.

Mais quand un homme est riche il vaut toujours son prix:
Et, l'eût-on vu porter la mandille à Paris,

3

N'eût-il de son vrai nom ni titre ni mémoire,
D'Hozier lui trouvera cent aïeux dans l'histoire.

Toi donc, qui, de mérite et d'honneurs revêtu,
Des écueils de la cour as sauvé ta vertu,
Dangeau, qui, dans le rang où notre roi t'appelle,
Le vois, toujours orné d'une gloire nouvelle,
Et plus brillant par soi que par l'éclat des lis,
Dédaigner tous ces rois dans la pourpre amollis;
Fuir d'un honteux loisir la douceur importune;
A ses sages conseils asservir la fortune;

Et, de tout son bonheur ne devant rien qu'à soi,
Montrer à l'univers ce que c'est qu'être roi :
Si tu veux te couvrir d'un éclat légitime,

reils scandales. Les princes du sang étaient eux-mêmes criblés de dettes qu'ils ne payaient pas. Le créancier n'attendait pas toujours à la porte, parfois on le faisait entrer, mais pour le recevoir comme le Don Juan de Molière reçoit M. Dimanche.

1. Du roturier qu'il méprisait, mais dont il voulait bien s'approprier la fortune.

2. Un noble se déshonorait et déshonorait tous ses aïeux en se mariant avec une femme qui n'était pas noble.

3. Un petit manteau de laquais;

c'était une sorte de casaque com. posée de trois pièces, qui pendaient, l'une sur le dos et les deux autres sur les épaules.

4. Il y a deux généalogistes de ce nom, Pierre d'Hozier (1592-1660), et Charles-René d'Hozier, son fils (1640-1732). Boileau parle ici du père, dont il a fait l'épitaphe en vers (v. ci-après, Poésies diverses). Les 14 vers qui suivent furent, diton, ajoutés après coup sur l'invitation de Dangeau, qui lut la pièce devant le roi et qui était bien aise de lui faire sa cour.

Va par mille beaux faits mériter son estime;
Sers un si noble maître; et fais voir qu'aujourd'hui
Ton prince a des sujets qui sont dignes de lui.

SATIRE VI

1660

[La satire VI, sur les Embarras de Paris, est peut-être la plus populaire des satires de Boileau. On regrette de n'y pas trouver plus d'originalité et plus de véritable poésie; mais il faut reconnaître que l'auteur de tant de vers spirituels et harmonieux est un maître dans l'art d'exprimer avec élégance les choses de la vie commune. A l'origine, ce tableau si chargé de la vie à Paris faisait partie de la première satire; Boileau eut le bon goût de l'en détacher avant l'impression, et l'on eut ainsi deux satires au lieu d'une.]

Qui frappe l'air, bon Dieu! de ces lugubres cris?
Est-ce donc pour veiller qu'on se couche à Paris ?
Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières,
Rassemble ici les chats de toutes les gouttières?
J'ai beau sauter du lit, plein de trouble et d'effroi;
Je pense qu'avec eux tout l'enfer est chez moi.
L'un miaule en grondant comme un tigre en furie;
L'autre roule sa voix comme un enfant qui crie.
Ce n'est pas tout encor: les souris et les rats
Semblent, pour m'éveiller, s'entendre avec les chats,
Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure,
Que jamais, en plein jour, ne fut l'abbé de Pure 1.
Tout conspire à la fois à troubler mon repos,
Et je me plains ici du moindre de mes maux:
Car à peine les coqs, commençant leur ramage,
Auront de cris aigus frappé le voisinage2,

1. «< Ennuyeux célèbre, » disait Boileau dans une note. V. au sujet de ce prédicateur homme de lettres, la note 3 de la page 33.

BOILEAU.

2. Aujourd'hui le ramage des coqs n'incommode guère les Parisiens; en 1660 il y avait au cœur de Paris de véritables fermes.

4

Qu'un affreux serrurier, laborieux Vulcain 1,
Qu'éveillera bientôt l'ardente soif du gain,
Avec un fer maudit, qu'à grand bruit il apprête,
De cent coups de marteau me va fendre la tête.
J'entends déjà partout les charrettes courir,
Les maçons travailler, les boutiques s'ouvrir :
Tandis que dans les airs mille cloches émues 2
D'un funèbre concert font retentir les nues;
Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents,
Pour honorer les morts font mourir les vivants.
Encor je bénirais la bonté souveraine,

Si le ciel à ces maux avait borné ma peine;
Mais si seul en mon lit je peste avec raison,
C'est encor pis vingt fois en quittant la maison.
En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la presse
D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse.
L'un me heurte d'un ais dont je suis tout froissé;
Je vois d'un autre coup mon chapeau renversé.
Là, d'un enterrement la funèbre ordonnance
D'un pas lugubre et lent vers l'église s'avance;
Et plus loin, des laquais, l'un l'autre s'agaçants *,
Font aboyer les chiens et jurer les passants.
Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage.
Là, je trouve une croix de funeste présage *;
Et des couvreurs, grimpés au toit d'une maison,

1. Cette expression mythologique | temps de Boileau, même en prose;

ne s'est présentée que tard à l'esprit de Boileau; on lit dans toutes les éditions antérieures à 1713:

Qu'un affreux serrurier, que le ciel en courroux
A fait, pour mes péchés, trep voisin de chez nous...

2. Mises en mouvement, en branle; on disait même émouvoir un pieu, c'est-à-dire l'arracher.

3. D'une planche; Boileau dira au 1er chant du Lutrin:

Sur ce rang d'ais serrés qui forment sa clô[ture...

4. Nous mettrions le singulier; le pluriel se rencontre souvent au

il est fréquent dans La Fontaine : N'étant pas de ces rats qui, les livres rongeants

Se font savants jusques aux dents.

5. Pour avertir les passants qu'il était dangereux de marcher le long d'une maison en réparation, les ouvriers suspendaient à une longue corde une croix de bois faite avec deux lattes aujourd'hui les règlements de police exigent qu'il y ait un barrage, et un homme doit se tenir à l'endroit dangereux pour prévenir les passants.

6. Sur le toit; la préposition au fait image, on voit pour ainsi dire ces couvreurs accrochés aux tuiles.

« PreviousContinue »