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Il serait inutile maintenant de nier que le poème suivant a été composé à l'occasion d'un différend assez léger, qui s'émut dans une des plus célèbres églises de Paris, entre le trésorier et le chantre; mais c'est tout ce qu'il y a de vrai. Le reste, depuis le commencement jusqu'à la fin, est une pure fiction; et tous les personnages y sont non seulement inventés, mais j'ai eu soin même de les faire d'un caractère directement opposé au caractère de ceux qui desservent cette église, dont la plupart, et principalement les chanoines, sont tous gens, non seulement d'une fort grande probité, mais de beaucoup d'esprit, et entre lesquels il y en a tel à qui jc demanderais aussi volontiers son sentiment sur mes ouvrages, qu'à beaucoup de messieurs de l'Académie. Il ne faut donc pas s'étonner si personne n'a été offensé de l'impression de ce poème, puisqu'il n'y a en effet personne qui y soit véritablement attaqué. Un prodigue ne s'avise guère de s'offenser de voir rire d'un avare, ni un dévot de voir tourner en ridicule un libertin. Je ne dirai point comment je fus engagé à travailler à cette bagatelle sur une espèce de défi, qui me fut fait en riant par feu M. le premier président de Lamoignon, qui est celui que j'y peins sous le le nom d'Ariste. Ce détail, à mon avis, n'est pas fort nécessaire. Mais je croirais me faire un trop grand tort si je laissais échapper cette occasion d'apprendre à ceux qui l'ignorent que ce grand personnage, durant sa vie, m'a honoré de son amitié. Je commençai à le connaître dans le temps

1. Cet Avis au lecteur terminait la Préface générale des Euvres de Boileau (1683); en 1701 Boileau l'en détacha pour le placer ici.

2. Guillaume de Lamoignon, né en 1617 et mort en 1677, à soixante ans seulement, avait été nommé premier président du Parlement de Paris en 1658; c'est à lui que Louis XIV

adressa les paroles si souvent citées : Si j'avais connu un plus homme de bien et un plus digne sujet, je l'aurais choisi. » L'éloge que lui décerne Boileau, six ans après sa mort, est juste de tout point; le président Lamoignon est un des hommes qui ont le plus honoré la magistrature française.

que mes satires faisaient le plus de bruit; et l'accès obligeant qu'il me donna dans son illustre maison fit avantageusement mon apologie contre ceux qui voulaient m'accuser alors de libertinage et de mauvaises mœurs. C'était un homme d'un savoir étonnant, et passionné admirateur de tous les bons livres de l'antiquité; et c'est ce qui lui fit plus aisément souffrir mes ouvrages, où il crut entrevoir quelque goût des anciens. Comme sa piété était sincère, elle était aussi fort gaie, et n'avait rien d'embarrassant. Il ne s'effraya point du nom de satires que portaient ces ouvrages, où il ne vit en effet que des vers et des auteurs attaqués. Il me loua même plusieurs fois d'avoir purgé. pour ainsi dire, ce genre de poésie de la saleté qui lui avait été jusqu'alors comme affectée. J'eus donc le bonheur de ne lui être pas désagréable. Il m'appela à tous ses plaisirs et à tous ses divertissements, c'est-à-dire à ses lectures et à ses promenades. Il me favorisa même quelquefois de sa plus étroite confidence, et me fit voir à fond son âme entière. Et que n'y vis-je point! Quel trésor surprenant de probité et de justice! Quel fonds inépuisable de piété et de zèle! Bien que sa vertu jetât un fort grand éclat au dehors, c'était tout autre chose au dedans; et on voyait bien qu'il avait soin d'en tempérer les rayons, pour ne pas blesser les yeux d'un siècle aussi corrompu que le nôtre. Je fus sincèrement épris de tant de qualités admirables; et s'il eut beaucoup de bonne volonté pour moi, j'eus aussi pour lui une très forte attache. Les soins que je lui rendis ne furent mêlés d'aucune raison d'intérêt mercenaire; et je songeai bien plus à profiter de sa conver'sation que de son crédit. Il mourut dans le temps que cette amitié était en son plus haut point; et le souvenir de sa perte m'afflige encore tous les jours. Pourquoi faut-il que des hommes si dignes de vivre soient sitôt enlevés du monde, tandis que des misérables et des gens de rien arrivent à une extrême vieillesse! Je ne m'étendrai pas davantage sur un sujet si triste car je sens bien que si je continuais à en parler, je ne pourrais m'empêcher de mouiller peut-être de larmes la préface d'un ouvrage de pure plaisanterie.

ARGUMENT

Le trésorier remplit la première dignité du chapitre dont il est ici parlé, et il officie avec toutes les marques de l'episcopat. Le chantre remplit la deuxième dignite. Il y avait autrefois dans le choeur, a la place de celui-ci (du chantre), un enorme pupitre ou lutrin qui le couvrait presque tout entier; il le fit ôter. De là arriva une dispute qui fait le sujet de ce poème 1.

CHANT PREMIER

1672

Je chante les combats, et ce prélat terrible?
Qui, par ses longs travaux et sa force invincible,
Dans une illustre église exerçant son grand cœur,
Fit placer à la fin un lutrin3 dans le chœur.
C'est en vain que le chantres, abusant d'un faux titre,
Deux fois l'en fit ôter par les mains du chapitre :
Ce prélat, sur le banc de son rival altier
Deux fois le reportant, l'en couvrit tout entier.
Muse, redis-moi donc quelle ardeur de vengeance
De ces hommes sacrés rompit l'intelligence,
Et troubla si longtemps deux célèbres rivaux :
Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots ?
Et toi, fameux héros 7, dont la sage entremise
De ce schisme naissant débarrassa l'Église,

1. Cet argument est de Boileau, qui ne voulant pas être trop clair n'a pas parlé de la Sainte-Chapelle, érigée par saint Louis au XIe siècle. La Sainte-Chapelle était desservie par un clergé composé de chanoines; l'abbé Boileau, frère du poète, obtint, grâce à Racine, de devenir chanoine de la Sainte-Chapelle.

2. Imitation de Virgile qui commence l'Eneide en disant : « Je chante les combats et le héros qui le premier... » Le prélat dont il est ici question se nommait Claude Auvri; il avait été évêque de Coutances avant de devenir trésorier de la Sainte-Chapelle.

3. On appelle encore lutrins de gros pupitres doubles qui supportent les antiphonaires et les livres

d'office sur lesquels lisent les chan

tres.

4. Chœur et cœur forment un véritable calembour; Boileau donne ainsi le ton général de son poème héroï-comique.

5. Il se nommait Barrin de la Galissonnière, et c'était un homme fort recommandable à tous égards. 6. Ces quatre vers sont encore imités de Virgile, qui invoquait la muse en ces termes : « Muse, rappellemoi les causes de ces événements; quelle divinité avait été blessée? Pourquoi Junon avait-elle exposé à tant de traverses, à tant de fatigues un héros si remarquable par sa piété? Les âmes célestes conçoiventelles de si grandes colères? »> 7. M. le premier président de La-.

Viens d'un regard heureux animer mon projet,
Et garde-toi de rire en ce grave sujet1.

Parmi les doux plaisirs d'une paix fraternelle,
Paris voyait fleurir son antique Chapelle :
Ses chanoines vermeils et brillants de santé
S'engraissaient d'une longue et sainte oisiveté.
Sans sortir de leurs lits, plus doux que leurs hermines,
Ces pieux fainéants faisaient chanter matines 2,
Veillaient à bien dîner, et laissaient en leur lieu
A des chantres gagés le soin de louer Dieu :
Quand la Discorde, encor toute noire de crimes,
Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes 3,
Avec cet air hideux qui fait frémir la Paix,
S'arrêta près d'un arbre au pied de son palais.
Là, d'un œil attentif contemplant son empire,
A l'aspect du tumulte elle-même s'admire.
Elle y voit par le coche et d'Évreux et du Mans
Accourir à grands flots ses fidèles Normands;
Elle y voit aborder le marquis, la comtesse,
Le bourgeois, le manant, le clergé, la noblesse;
Et partout des plaideurs les escadrons épars
Faire autour de Thémis flotter ses étendards.
Mais une église seule, à ses yeux immobile,
Garde au sein du tumulte une assiette 5 tranquille;
Elle seule la brave; elle seule aux procès

De ses paisibles murs veut défendre l'accès.
La Discorde, à l'aspect d'un calme qui l'offense,
Fait siffler ses serpents, s'excite à la vengeance:
Sa bouche se remplit d'un poison odieux,

Et de longs traits de feu lui sortent par les yeux.

moignon, dit Boileau; voir l'Avertissement, p. 213.

1. Nouvelle façon d'avertir que le poème n'est pas sérieux.

2. Les matines sont la partie de l'office que l'on récitait jadis à la fin de la nuit, à trois heures du matin.

3. « Il y eut de grandes brouilleries dans ces deux couvents à l'oc

casion de quelques supérieurs qu'on y voulait élire.» (Note de Boileau.)

4. Par la voiture publique; les coches partaient à heure fixe, comme les diligences qui les ont remplacés. On connaît la locution manquer le coche.

5. Une situation.

6. Boileau, comme Racine dans Andromaque, cherche à imiter par la répétition des s le sifflement du serpent:

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?

<< Quoi! dit-elle d'un ton qui fit trembler les vitres,
J'aurai pu jusqu'ici brouiller tous les chapitres,
Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins!
J'aurai fait soutenir un siège aux Augustins 1!
Et cette église seule, à mes ordres rebelle,
Nourrira dans son sein une paix éternelle!
Suis-je donc la Discorde? et, parmi les mortels,
Qui voudra désormais encenser mes autels?
A ces mots, d'un bonnet couvrant sa tête énorme,
Elle prend d'un vieux chantre et la taille et la forme;
Elle peint de bourgeons son visage guerrier,
Et s'en va de ce pas trouver le trésorier.

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Dans le réduit obscur d'une alcôve enfoncée
S'élève un lit de plume à grands frais amassée :
Quatre rideaux pompeux, par un double contour,
En défendent l'entrée à la clarté du jour.
Là, parmi les douceurs d'un tranquille silence,
Règne sur le duvet une heureuse indolence.
C'est là que le prélat, muni d'un déjeuner,
Dormant d'un léger somme, attendait le diner 5.
La jeunesse en sa fleur brille sur son visage;
Son menton, sur son sein, descend à double étage;
Et son corps, ramassé dans sa courte grosseur,
Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.
La déesse en entrant, qui voit la nappe mise,

1. En 1658, les Augustins du grand couvent de Paris refusèrent d'obéir au Parlement, qui leur enjoignait de faire droit aux réclamations de quelques religieux de leur maison; il fallut recourir à la force. Les Augustins se défendirent les armes à la main; deux de leurs moines furent tués, deux autres furent blessés; ils ne se rendirent que quand les archers eurent fait une brèche dans leurs murs. La Fontaine a composé une ballade sur ce sujet tragi-comique.

2. Nouvelle imitation de Virgile qui fait dire à Junon : « Et qui donc désormais voudra adorer Junon, ou déposer en suppliant des offrandes

sur mes autels?»

BOILEAU.

3. Elle se fait un visage bourgeonné, tout couvert de bourgeons comme celui des hommes adonnés à la boisson.

4. Le grand luxe consiste aujourd'hui à placer les lits au milieu des chambres, et non plus dans des alcoves; l'hygiène le veut ainsi.

5. Il a déjeuné en s'éveillant, sur les 7 ou 8 heures du matin; il se rendort pour attendre le repas de midi, qu'on appelait alors le dîner.

6. Cette description est admirable; elle suffirait à faire décerner à son auteur le titre de grand poète.

7. Construction conforme à l'usage du temps; on en trouverait des exemples dans tous les grands écrivains du dix-septième siècle.

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