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Le violon tint lieu de chœur et de musique 1.
Bientôt l'amour, fertile en tendres sentiments,
S'empara du théâtre ainsi que des romans.
De cette passion la sensible peinture
Est, pour aller au cœur, la route la plus sûre.
Peignez donc, j'y consens, les héros amoureux;
Mais ne m'en formez pas des bergers doucereux :
Qu'Achille aime autrement que Tircis et Philène 2
N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Artamème3;
Et que l'amour, souvent de remords combattu,
Paraisse une faiblesse et non une vertu.

Des héros de roman fuyez les petitesses :

Toutefois aux grands cœurs donnez quelques faiblesses.
Achille déplairait, moins bouillant et moins prompt :
J'aime à lui voir verser des pleurs pour un affront*.
A ces petits défauts marqués dans sa peinture
L'esprit avec plaisir reconnaît la nature.
Qu'il soit sur ce modèle en vos écrits tracé.
Qu'Agamemnon soit fier, superbe, intéressé;
Que pour ses dieux Énée ait un respect austère.
Conservez à chacun son propre caractère.
Des siècles, des pays étudiez les mœurs :
Les climats font souvent les diverses humeurs.
Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie,
L'air ni l'esprit français à l'antique Italie;

Et, sous des noms romains faisant notre portrait,

tragiques se grandissaient au moyen des cothurnes, (v. p. 141, note 5), et ils se couvraient la tête d'un masque représentant les personnages dont ils jouaient le rôle.

1. Esther et Athalie ont montré combien l'on a perdu en supprimant les chœurs et la musique. (Note de Boileau.)

2. Noms de bergers dans les églogues grecques, latines et françaises.

3. Mlle de Scudéry (v. p. 36, note 4) avait publié, en 1650, un roman en dix volumes intitulé: Artamène ou le grand Cyrus; le célèbre conquérant y devient un fade héros, songeant exclusivement à la belle Mandane.

4. Allusion au premier chant de l'Iliade; Agamemnon, roi des rois, s'y montre fier, superbe et intéressé ; il refuse de rendre Briséis, et Achille verse des larmes de rage parce qu'il ne peut pas se venger de l'affront qu'il a reçu.

5. Virgile, auteur de l'Eneide, appelle souvent son héros le pieux Enée.

6. Évitez donc de...

7. Roman de Mile de Scudéry (v. p. 36, note 4), en dix volumes comme Artamène. Clélie est une jeune romaine livrée comme otage au roi Étrusque Porsenna, et qui s'enfuit en traversant le Tibre à la nage.

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Peindre Caton galant, et Brutus dameret1.
Dans un roman frivole aisément tout s'excuse;
C'est assez qu'en courant la fiction amuse;
Trop de rigueur alors serait hors de saison :
Mais la scène demande une exacte raison;
L'étroite bienséance y veut être gardée.

3

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D'un nouveau personnage
2 inventez-vous l'idée?
Qu'en tout avec soi-même il se montre d'accord,
Et qu'il soit jusqu'au bout tel qu'on l'a vu d'abord.
Souvent, sans y penser, un écrivain qui s'aime
Forme tous ses héros semblables à soi-même :
Tout a l'humeur gasconne en un auteur gascon;
Calprenède et Juba parlent du même ton.
La nature est en nous plus diverse et plus sage;
Chaque passion parle un différent langage :
La colère est superbe et veut des mots altiers,
L'abattement s'explique en des termes moins fiers 4.
Que, devant Troie en flamme, Hécube désolée
Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée,
Ni sans raison décrire en quel affreux pays
Par sept bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs .
Tous ces pompeux amas d'expressions frivoles
Sont d'un déclamateur amoureux des paroles.
Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez7.

1. Il y a dans l'histoire romaine deux Catons et deux Brutus, Caton le Censeur (264-149 av. J.-C.) et Caton d'Utique, adversaire de César, m. en 46 av. J.-C. Il faut de même distinguer Brutus, fondateur de la république en 510 av. J.-C., et le Brutus qui assassina César en 44 av. J.-C. Dameret veut dire très prévenant pour les dames.

2. D'un personnage qui n'appartienne pas à l'histoire ou à la légende, comme Aricie dans la Phèdre de Racine, ou Eriphile dans son Iphigénie.

5

vaincu par César en 46 av. J.-C.,
est un des héros de ce roman.

4. Altiers ne rimerait plus d'une
manière suffisante avec fiers; on
était moins sévère au XVIIe siècle ;
ainsi l'on trouve dans Polyeucte les
rimes suivantes :

O ruses de l'enfer !
Faut-il tant de fois vaincre avant de triompher?

5. Femme du roi Priam et mère
d'Hector, de Páris, de Cassandre,
etc. Il y a dans Euripide une tragé-
die d'Hécube.

6. Le Tanaïs (aujourd'hui le Don) se jette dans la mer Noire (autrefois Pont Euxin). Boileau fait ici allusion à des vers de Sénèque le Tragique. 7. Que vous preniez un ton plus

3. La Calprenède (1610-1693) fut
longtemps célèbre pour les romans
qu'il avait composés, entre autres
Cléopâtre, en douze volumes (1648-
1662). Juba, roi de Mauritanie, | simple.

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez 1.
Ces grands mots dont alors l'acteur emplit sa bouche
Ne partent point d'un cœur que sa misère touche.

Le théâtre, fertile en censeurs pointilleux,
Chez nous pour se produire est un champ périlleux.
Un auteur n'y fait pas de faciles conquêtes;
Il trouve à le siffler des bouches toujours prêtes.
Chacun le peut traiter de fat et d'ignorant :

C'est un droit qu'à la porte on achète en entrant 3.
Il faut qu'en cent façons, pour plaire, il se replie ;
Que tantôt il s'élève et tantôt s'humilie;

Qu'en nobles sentiments il soit partout fécond;
Qu'il soit aisé, solide, agréable, profond;

Que de traits surprenants sans cesse il nous réveille;
Qu'il coure dans ses vers de merveille en merveille,
Et que tout ce qu'il dit, facile à retenir,

De son ouvrage en nous laisse un long souvenir.
Ainsi la tragédie agit, marche et s'explique.
D'un air plus grand encor la Poésie épique,
Dans le vaste récit d'une longue action,

Se soutient par la fable et vit de fiction 5.

Là, pour nous enchanter tout est mis en usage;

Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage.
Chaque vertu devient une divinité :

Minerve est la prudence, et Vénus la beauté.

6

Ce n'est plus la vapeur qui produit le tonnerre ®,
C'est Jupiter armé pour effrayer la terre;

Un orage terrible aux yeux des matelots,

C'est Neptune en courroux qui gourmande les flots;
Écho n'est plus un son qui dans l'air retentisse,

1. « Si vous voulez que je pleure, commencez par gémir, » dit Horace dans son Art poétique, en s'adressant aux auteurs de tragédies.

2. Horace les appelait des «< mots longs de six pieds,

>>

3. Boileau avait déjà dit :

Un clerc pour quinze sous, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila.

4. Se développe. Ce vers a dû être

fait au dernier moment, lorsque Boileau s'est décidé à parler de la tragédie en premier lieu, et ensuite de l'épopée; la transition n'est pas très heureuse.

5. L'épopée ne peut subsister sans merveilleux, et par conséquent sans fiction.

6. On ne connaissait pas, au temps de Boileau, la véritable nature de l'électricité.

C'est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse1.
Ainsi, dans cet amas de nobles fictions,

Le poète s'égaye en mille inventions,

Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses,
Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses.
Qu'Énée et ses vaisseaux, par le vent écartés,
Soient aux bords africains d'un orage emportés 3;
Ce n'est qu'une aventure ordinaire et commune,
Qu'un coup peu surprenant des traits de la Fortune.
Mais que Junon, constante en son aversion*,
Poursuive sur les flots les restes d'llion;
Qu'Éole, en sa faveur, les chassant d'Italie,
Ouvre aux vents mutinės les prisons d'Éolie;
Que Neptune, en courroux s'élevant sur la mer,
D'un mot calme les flots, mette la paix dans l'air,
Délivre les vaisseaux, des syrtes' les arrache,
C'est là ce qui surprend, frappe, saisit, attache.
Sans tous ces ornements le vers tombe en langueur,
La poésie est morte ou rampe sans vigueur;
Le poète n'est plus qu'un orateur timide,
Qu'un froid historien d'une fable insipide .

C'est donc bien vainement que nos auteurs déçus,
Bannissant de leurs vers ces ornements reçus,
Pensent faire agir Dieu, ses saints et ses prophètes,
Comme ces dieux éclos du cerveau des poètes;
Mettent à chaque pas le lecteur en enfer,
N'offrent rien qu'Astaroth, Belzébuth, Lucifer'.
De la foi d'un chrétien les mystères terribles

1. Personnage mythologique épris de sa propre beauté; il se noya en contemplant son visage dans l'eau d'un clair ruisseau.

2. Allusion à l'Eneide de Virgile. 3. Emportés par un orage; cette construction serait aujourd'hui in

correcte.

4. Junon favorisait les Grecs; Énée était Troyen.

5. Pour lui être agréable.

6. Les cavernes dans lesquelles étaient enfermés les quatre vents du ciel.

7. On appelait syrtes les golfes sablonneux que la Méditerrannée a creusés sur le littoral de l'Afrique, particulièrement à l'Est de la Tunisie actuelle.

8. Boileau disait en note qu'il avait en vue ici Desmarets de Saint-Sorlin. (V. p. 30, note 5.)

9. Astaroth était une divinité phénicienne; tout le monde connaît Belzebuth, prince des démons, dont il est parlé dans l'Evangile, et Lucifer ou Satan, le chef des anges rebelles.

D'ornements égayés ne sont point susceptibles.
L'Évangile à l'esprit n'offre de tous côtés
Que pénitence à faire et tourments mérités;
Et de vos fictions le mélange coupable
Même à ses vérités donne l'air de la fable.
Eh! quel objet enfin à présenter aux yeux
Que le diable toujours hurlant contre les cieux,
Qui de votre héros veut rabaisser la gloire,
Et souvent avec Dieu balance la victoire1!

Le Tasse, dira-t-on, l'a fait avec succès.
Je ne veux point ici lui faire son procès:
Mais, quoi que notre siècle à sa gloire publie 3,
Il n'eût point de son livre illustré l'Italie,
Si son sage héros 4, toujours en oraison,
N'eût fait que mettre enfin Satan à la raison;
Et si Renaud, Argant, Tancrède et sa maîtresse 5
N'eussent de son sujet égayé la tristesse ".

Ce n'est pas que j'approuve, en un sujet chrétien,
Un auteur follement idolâtre et païen 7.

Mais, dans une profane et riante peinture,
De n'oser de la fable employer la figure;

De chasser les Tritons de l'empire des eaux;
D'ôter à Pan sa flûte, aux Parques' leurs ciseaux ;
D'empêcher que Caron 1o dans la fatale barque
Ainsi que le berger ne passe le monarque:
C'est d'un scrupule vain s'alarmer sottement,
Et vouloir aux lecteurs plaire sans agrément.

1. Est sur le point de remporter la victoire contre Dieu lui-même. Boileau ne connaissait pas le Paradis Perdu de Milton (1608-1674).

2. V. page 91. note 3.
3. A la gloire du Tasse.
4. Godefroi de Bouillon.

5. Renaut, Argant, Tancrède et la belle Herminie sont au premier rang parmi les héros de la Jérusalem délivrée.

6. Ou plutôt la gravité; dans ce passage Boileau abuse du verbe égayer, et cela à propos du poème épique, qui est rarement gai.

7. Allusion à l'Arioste, auteur de Roland furieux (1474-1533). Ainsi Boileau n'admet pas le merveilleux chrétien; il ne veut pas non plus de merveilleux païen dans les épopées chrétiennes, et comme l'épopée «< vit de fictions », cela revient à la condamner absolument.

8. Dieux marins qui soufflaient dans des coquilles en forme de trompes.

9. Pan était le dieu des pâturages; les Parques filaient la destinée des mortels.

10. Nocher des enfers.

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