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Le Français, né malin, forma le Vaudeville 1;
Agréable indiscret, qui, conduit par le chant,
Passe de bouche en bouche et s'accroît en marchant.
La liberté française en ses vers se déploie :
Cet enfant du plaisir veut naître dans la joie.
Toutefois n'allez pas, goguenard dangereux,
Faire Dieu le sujet d'un badinage affreux.
A la fin tous ces jeux, que l'athéisme élève 2,
Conduisent tristement le plaisant à la Grève 3.
Il faut, même en chansons, du bon sens et de l'art
Mais pourtant on a vu le vin et le hasard
Inspirer quelquefois une muse grossière,

Et fournir, sans génie, un couplet à Linière 4.
Mais pour un vain bonheur qui vous a fait rimer,
Gardez qu'un sot orgueil ne vous vienne enfumer 5.
Souvent l'auteur altier de quelque chansonnette
Au même instant prend droit de se croire poète :
Il ne dormira plus qu'il n'ait fait un sonnet;
Il met tous les matins six impromptus au net.
Encore est-ce un miracle, en ses vagues furies,
Si bientôt, imprimant ses sottes rêveries,
Il ne se fait graver au-devant du recueil,
Couronné de lauriers, par la main de Nanteuil ".

1. Sorte de chanson faite généraĺement sur un air connu. Vaudeville (autrefois Vau-de-Vire) tire son nom de la Vallée de Vire en Normandie, patrie du poète Olivier Basselin, qui passe pour avoir inventé le vaudeville au xve siècle.

2. Construit, le mot élever est là pour la rime.

3. Allusion au poète Petit, auteur de Paris ridicule. qui fut pendu et brûlé en place de Grève, près de l'Hôtel de Ville, pour quelques chansons impies; cette exécution eut lieu

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durant la minorité de Louis XIV. 4. V. p. 94, note 4.

5. Prenez garde qu'un sot orgueil ne vous enivre. Les fumées de l'orgueil sont ici comparées à celles du vin.

6. On appelle impromptus des vers faits sur-le-champ, sans préparation

aucune.

7. Graveur célèbre auquel on doit d'admirables portraits d'après les plus grands peintres. Né en 1630, Nanteuil mourut en 1678; il a laissé environ deux cents chefs-d'œuvre.

CHANT III

[Consacré à ce qu'on nomme les genres principaux, l'Épopée, la Tragédie et la Comédie, ce 3o chant est le plus beau du poème. On a critiqué l'ordre suivi par Boileau (1° Tragédie; 2° Épopée ; 3o Comédie), et cette critique serait fondée si l'Art poétique était un traité en prose. Il est facile de voir, à certains vers de transition assez malheureux, que Boileau avait suivi d'abord l'ordre logique; il a cru devoir changer ensuite pour mettre au début mème de ce chant une comparaison destinée dans sa pensée à attirer l'attention du lecteur.]

Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux,
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux :
D'un pinceau délicat l'artifice agréable

Du plus affreux objet fait un objet aimable 1.
Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs
D'OEdipe tout sanglant fit parler les douleurs 2;
D'Oreste parricide exprima les alarmes3,
Et, pour nous divertir, nous arracha des larines.
Vous donc qui, d'un beau feu pour le théâtre épris,
Venez en vers pompeux y disputer le prix,
Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages
Où tout Paris en foule apporte ses suffrages,
Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés,
Soient, au bout de vingt ans, encor redemandés ?
Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l'échauffe et le remue.
Si d'un beau mouvement l'agréable fureur

1. Digne d'admiration, c'est possible; mais pour rendre un monstre aimable il faut que l'art l'idéalise au lieu de l'imiter.

2. Allusion à la tragédie d'Edipe roi. Le malheureux Edipe, apprenant qu'il est le meurtrier de son père et l'époux de sa propre mère, s'arrache les yeux de désespoir et reparait ensuite sur la scène.

3. Les trois tragiques grecs ont dépeint non pas, comme le dit Boileau,

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1

les alarmes, mais bien les fureurs d'Oreste, alors que ce héros, pour venger la mort d'Agamemnon, vient de massacrer sa mère Clytemnestre.

4. Divertir avait encore au temps de Boileau le sens de détourner l'attention, de distraire.

5. Expression très vive pour dire que plus on les voit jouer plus on les trouve beaux.

6. Agréable parce qu'elle est bien imitée par l'art.

Souvent ne nous remplit d'une douce terreur,
Ou n'excite en notre âme une pitié charmante,
En vain vous étalez une scène savante 1:
Vos froids raisonnements ne feront qu'attiédir
Un spectateur toujours paresseux d'applaudir,
Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
Justement fatigué, s'endort, ou vous critique.
Le secret est d'abord de plaire et de toucher
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher.

3

Que dès les premiers vers l'action 3 préparée
Sans peine du sujet aplanisse l'entrée.
Je me ris d'un acteur qui, lent à s'exprimer,
De ce qu'il veut, d'abord ne sait pas m'informer;
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D'un divertissement me fait une fatigue.
J'aimerais mieux encor qu'il déclinàt son nom“,
Et dit : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon, »
Que d'aller, par un tas de confuses merveilles,
Sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles;
Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué.

Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué.
Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées",
Sur la scène en un jour renferme des années :
Là souvent le héros d'un spectacle grossier,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier,
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu'avec art l'action se ménage;
Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli '.

1. Conforme aux lois de la composition dramatique.

2. Rendu plus tiede, moins chaud quand il s'agit d'applaudir.

3. La marche de la pièce. 4. Fit connaître très exactement. 5. Au delà des Pyrénées, c'està-dire en Espagne. Boileau, qui ne connaissait pas Shakespeare, fait ici allusion au plus fécond de tous les poètes dramatiques espagnols, ȧ Lope de Vega (1562-1635.)

6. Edition de 1713: un fait seul.

7. C'est là ce qu'on appelle la règle des trois unités (unité de lieu, de temps et d'action). On a écrit des volumes pour ou contre ces fameuses règles que Boileau adopte, mais qu'il n'a pas inventées. Ceux qui font de la tragédie le spectacle de l'âme ne sont point gênés par la règle des unités; Racine l'applique à la rigueur sans la moindre contrainte. D'ailleurs le véritable objet de ces règles est de ne pas dérouter le spectateur, de ne pas lui faire une

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OEUVRES DE BOILEAU.

Caisse-blen

Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable :
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas.
Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose :
Les yeux en le voyant saisiraient mieux la chose;
Mais il est des objets que l'art judicieux

Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux1.

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Que le trouble, toujours croissant de scène en scène,
A son comble arrivé se débrouille sans peine.
L'esprit ne se sent point plus vivement frappé
Que lorsqu'en un sujet d'intrigue enveloppé
D'un secret tout à coup la vérité connue
Change tout, donne à tout une face imprévue 2.
La tragédie informe et grossière en naissant,
N'était qu'un simple chœur, où chacun en dansant,
Et du dieu des raisins entonnant les louanges,
S'efforçait d'attirer de fertiles vendanges.
Là, le vin et la joie éveillant les esprits,
Du plus habile chantre un bouc était le prix 3.
Thespis fut le premier qui, barbouillé de lie,
Promena par les bourgs cette heureuse folie;
Et, d'acteurs mal ornés chargeant un tombereau,
Amusa les passants d'un spectacle nouveau.

4

Eschyle dans le chœur jeta les personnages, D'un masque plus honnête habilla les visages,

fatigue d'un divertissement; il ne chicanera pas l'auteur pour des infractions légères aux règles qui concernent le temps et le lieu.

1. Horace n'admettait pas que Médée égorgeât ses enfants sur la scène; dans l'Horace de Corneille, Camille est frappée derrière le théâtre; Athalie de même est emmenée par les lévites pour être égorgée.

2. Ces brusques revirements sont ce qu'on nomme les péripéties du drame.

3. Boileau esquissant à grands traits l'histoire de la tragédie (du grec tragos, bouc, et ôde, chant (chant du bouc), suit les indications que lui

fournissait Horace; on sait aujour-
d'hui que les acteurs anciens ne
recevaient pas un bouc en rècom-
pense de leurs efforts; la représenta-
tion dramatique accompagnait à l'o-
rigine le sacrifice d'un bouc immolé à
Bacchus au moment desvendanges.
4. Auteur grec du sixième siècle
av. J.-C. On ne sait rien de lui, sinon
que l'histoire de son tombereau et de
ses camarades barbouillés de lie est
une légende absurde.

5. Eschyle (525-456 av. J.-C.)
avait composé plus de soixante-dix
tragédies avec choeurs; il nous en
reste sept, admirables d'énergie par-
fois sauvage et de mâle simplicité.

3

Sur les ais d'un théâtre en public exhaussé
Fit paraître l'acteur d'un brodequin chaussé.
Sophocle enfin, donnant l'essor à son génie,
Accrut encor la pompe, augmenta l'harmonie.
Intéressa le choeur dans toute l'action,

Des vers trop raboteux polit l'expression,
Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine
Où jamais n'atteignit la faiblesse latine *.

Chez nos dévots aïeux, le théâtre abhorré
Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré ".
De pèlerins, dit-on, une troupe grossière
En public, à Paris, y monta la première ;
Et, sottement zélée en sa simplicité,

Joua les saints, la Vierge et Dieu, par piété.
Le savoir, à la fin dissipant l'ignorance,
Fit voir de ce projet la dévote imprudence.
On chassa ces docteurs prèchant sans mission;
On vit renaître Hector, Andromaque, Ilion".
Seulement, les acteurs laissant le masque antique 8,

1. Sur les planches.

2. Brodequin n'est pas le mot juste; c'est cothurne qu'il faut dire, mot déjà employé dans l'Épître à Racine (v. p. 141, note 5.)

3. Sophocle (495-405 av. J.-C.) avait composé durant sa longue carrière plus de cent tragédies; il en reste sept qui sont des chefs-d'œeuvre. Racine le considérait comme le poète tragique idéal, et se demandait toujours: « Que dirait Sophocle, s'il voyait jouer cette tragédie? »

On remarquera que Boileau ne dit rien d'Euripide (485-406 av. J.-C.); ce n'est pas par dédain, car son ami Racine appréciait fort l'auteur d'Iphigénie; mais il craignait, sans doute, d'être un historien trop exact et non ce qu'il voulait être, c'est-àdire un poète.

4. En effet les Romains n'ont pas de grands poètes tragiques; les combats de gladiateurs leur tenaient lieu de tragédies.

5. Les Pères de l'Église grecque

et latine ayant proscrit le théâtre, il n'en fut pas même question durant sept ou huit cents ans ; les longs festins, les cours d'amour et les tournois suffisaient à « divertir » nos bons aïeux.

6. C'est une erreur, mais personne alors ne connaissait l'histoire littéraire du moyen âge. Ce fut l'Église qui,sans le vouloir, ressuscita le théâtre. On chanta d'abord la Passion de J.-C. comme on la chante encore le dimanche des Rameaux; puis on la représenta hors des églises, puis on joua des Mystères, des Miracles, des Moralités, etc. Les Confrères de la Passion, auxquels Boileau semble faire allusion, étaient des bourgeois et non des pèlerins.

7. C'est-à-dire les héros d'Homère, et la scène représenta la ville de Troie; c'est encore une erreur, car les tragédies du seizième siècle sont grecques ou romaines (Cléopâtre, Didon) elles ne sont pas troyennes. 8. En Grèce et à Rome les acteurs

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