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Que le plus occupé dans ce jardin c'est toi?
Oh! que tu changerais d'avis et de langage,
Si deux jours seulement, libre du jardinage,
Tout à coup devenu poète et bel esprit,
Tu t'allais engager à polir un écrit

Qui dit, sans s'avilir, les plus petites choses;

Fit des plus secs chardons des œillets et des roses;
Et sût même aux discours de la rusticité

Donner de l'élégance et de la dignité1;

Un ouvrage, en un mot, qui, juste en tous ses termes,
Sût plaire à Daguesseau, sût satisfaire Termes:
Sût, dis-je, contenter, en paraissant au jour,

Ce qu'ont d'esprits plus fins et la ville et la cours!
Bientôt de ce travail revenu sec et pâle,

Et le teint plus jauni que de vingt ans de hâle 4,

Tu dirais, reprenant ta pelle et ton râteau :

« J'aime mieux mettre encor cent arpents au niveau
Que d'aller follement, égaré dans les nues,
Me lasser à chercher des visions cornues 5,
Et, pour lier des mots si mal s'entr'accordants,
Prendre dans ce jardin la lune avec les dents 7.

Approche donc, et viens; qu'un paresseux t'apprenne,
Antoine, ce que c'est que fatigue et que peine.
L'homme, ici-bas, toujours inquiet et gêné,
Est, dans le repos même, au travail condamné.
La fatigue l'y suit. C'est en vain qu'aux poètes
Les neuf trompeuses Sœurs

dans leurs douces retraites

1. C'était la règle; aussi Boileau la trop grande ardeur du soleil. a-t-il dit:

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3. Locution proverbiale paur désigner des choses chimériques.

6. S'accordant si mal entre eux; les participes présents pouvaient alors prendre l'accord.

7. Autre locution proverbiale pour dire qu'on veut tenter une chose impossible.

8. Les Muses; Antoine, qui comprenait les allusions aux contes bleus et les locutions proverbiales, ne doit plus comprendre du tout; mais Boileau n'écrivait pas uniquement pour son jardinier.

Promettent du repos sous leurs ombrages frais;
Dans ces tranquilles bois pour eux plantés exprès,
La cadence aussitôt, la rime, la césure,

La riche expression, la nombreuse mesure 1,
Sorcières dont l'amour sait d'abord les charmer,
De fatigues sans fin viennent les consumer.
Sans cesse poursuivant ces fugitives fées 2,
On voit sous les lauriers haleter les Orphées3.
Leur esprit toutefois se plaît dans son tourment,
Et se fait de sa peine un noble amusement.
Mais je ne trouve point de fatigue si rude
Que l'ennuyeux loisir d'un mortel sans étude,
Qui jamais ne sortant de sa stupidité
Soutient, dans les langueurs de son oisiveté,
D'une làche indolence esclave volontaire,
Le pénible fardeau de n'avoir rien à faire.
Vainement offusqué de ses pensers épais,
Loin du trouble et du bruit il croit trouver la paix.
Dans le calme odieux de sa sombre paresse,
Tous les honteux plaisirs, enfants de la mollesse,
Usurpant sur son âme un absolu pouvoir,

4

De monstrueux désirs le viennent émouvoir,
Irritent de ses sens la fureur endormie,
Et le font le jouet de leur triste infamie.
Puis sur leurs pas soudain arrivent les remords;
Et bientôt avec eux tous les fléaux du corps,

La pierre, la colique et les gouttes cruelles ;

Guénaud, Rainssant, Brayer", presque aussi tristes' qu'elles,
Chez l'indigne mortel courent tous s'assembler;

De travaux douloureux le viennent accabler;

Sur le duvet d'un lit, théâtre de ses gênes,

Lui font scier des rocs, lui font fendre des chênes',

Et le mettent au point d'envier ton emploi.

1. La mesure harmonieuse.

Rainssant et Brayer, nommés

2- Les Muses, et non plus les plusieurs fois dans les lettres de sorcières de tout à l'heure.

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Gui Patin, étaient comme Guenaud
des médecins en réputation.

7. Aussi fâcheux.

8. De ses tortures, tel était le sens du mot gene.

9. Le fatiguent, le font souffrir,

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Reconnais donc, Antoine, et conclus avec moi,
Que la pauvreté mâle, active et vigilante,

Est, parmi les travaux, moins lasse et plus contente
Que la richesse oisive au sein des voluptés.

Je te vais sur cela prouver deux vérités :
L'une, que le travail aux hommes nécessaire,
Fait leur félicité plutôt que leur misère;

Et l'autre, qu'il n'est point de coupable en repos.
C'est ce qu'il faut ici montrer en peu de mots.
Suis-moi donc. Mais je vois, sur ce début de prône1,
Que ta bouche déjà s'ouvre large d'une aune2,
Et que, les yeux fermés, tu baisses le menton.
Ma foi, le plus sûr est de finir ce sermon.
Aussi bien j'aperçois ces melons qui t'attendent,
Et ces fleurs qui là-bas entre elles se demandent
Si c'est fête au village, et pour quel saint nouveau
On les laisse aujourd'hui si longtemps manquer d'eau.

comme s'il sciait des rocs ou fendait des chênes.

1. Le prone est l'instruction qui se fait le dimanche au milieu de la

messe; la malignité a rendu ce mot synonyme de discours ennuyeux.

2. Ancienne mesure de longueur, environ 1 m. 20 c.

L'ART POÉTIQUE

(1669-1674)

[L'auteur des Épitres et des Satires fut amené tout naturellement, comme Horace son modèle, à composer un Art poétique; mais l'art poétique latin est une épître familière; Boileau voulut faire un poème didactique lisible pour les gens du monde. Il ne fallait donc lui demander ni préceptes techniques à l'usage des apprentis poètes, ni traités complets sur telle ou telle partie de la poétique générale; l'Art poétique est avant tout une œuvre d'art, et Boileau n'avait pas la prétention de mettre en vers Aristote ou l'abbé d'Aubignac. C'est à ce point de vue qu'il faut se placer pour admirer comme il mérite de l'être un poème dont Voltaire a dit qu'après les tragédies de Racine c'était celui qui faisait le plus d'honneur à la langue française.

Le premier chant est consacré tout entier aux préceptes généraux qui rempliront également le 4°. On y rencontre une foule d'observations judicieuses sur la nécessité d'être poète pour écrire en vers; sur les droits imprescriptibles du sens commun, même quand il s'agit de poésie; sur l'utilité des critiques, etc. Un tableau de la poésie française au seizième siècle varie agréablement cette suite de préceptes sans transitions marquées.]

CHANT I

C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l'art des vers atteindre la hauteur:
S'il ne sent point du ciel l'influence secrète,
Si son astre en naissant ne l'a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif;
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif 1.

1. Ces premiers vers d'un poème excellent prêtent beaucoup à la critique; ainsi la hauteur de l'art des

vers se trouve être une des cîmes du Parnasse, ce que Boileau ne voulait pas dire; et l'on a peine à com

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O vous donc qui, brûlant d'une ardeur périlleuse,
Courez du bel esprit la carrière épineuse,
N'allez pas sur des vers sans fruit vous consumer,
Ni prendre pour génie un amour de rimer :
Craignez d'un vain plaisir les trompeuses amorces,
Et consultez longtemps votre esprit et vos forces.
La nature, fertile en esprits excellents,
Sait entre les auteurs partager les talents.
L'un peut tracer en vers une amoureuse flamme;
L'autre d'un trait plaisant aiguiser l'épigramme :
Malherbe d'un héros peut vanter les exploits;
Racan, chanter Philis, les bergers et les bois.
Mais souvent un esprit qui se flatte et qui s'aime
Méconnait son génie, et s'ignore soi-même
Ainsi tel3, autrefois, qu'on vit avec Faret
Charbonner de ses vers les murs d'un cabaret 7,
S'en va, mal à propos, d'une voix insolente,
Chanter du peuple hébreu la fuite triomphante,
Et, poursuivant Moïse au travers des déserts,
Court avec Pharaon se noyer dans les mers.

Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant, ou sublime,
Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime:
L'un l'autre vainement ils semblent se haïr;
La rime est une esclave et ne doit qu'obéir.
Lorsqu'à la bien chercher d'abord on s'évertue,
L'esprit à la trouver aisément s'habitue;

prendre comment un poète captif dans son génie étroit s'aperçoit que Péyase, le cheval ailé qui figure le talent poétique, peut être rétif pour lui. En général les commencements de poèmes semblent avoir coûté à Boileau beaucoup de travail.

1. De la poésie; dans l'Epitre à son jurdinier, Boileau s'exprime ainsi : Tout à coup devenu poète et bel esprit.

2. Imitation d'Horace qui dit aux poètes: «Examinez longtemps ce que vos épaules se refusent à soutenir et ce qu'elles peuvent porter. »

3. V. p. 34, note 5.

4. Allusion aux Bergeries et aux Stances de Racan, v. p. 86, note 6,

5. Saint-Amant, auteur du Moïse
sauvé, v. p. 28, note 5.

6. Nicolas Faret, un
des pre-
miers membres de l'Académie fran-
çaise (1597-1650), n'était pas du tout,
comme Boileau l'insinue ici, un
ivrogne. Il disait lui-même que son
plus grand tort était d'avoir un nom.
qui rimât avec cabaret, et Saint-
Amant, dont il était le bienfaiteur,
lui a fait une réputation qui n'est
pas méritée.

7. Expression très hardie; après
avoir bu, les deux poètes écrivent.
des vers sur le mur avec un mor-
ceau de charbon.

8. Le sens n'est pas très clair;

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