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plat et sur la nappe; on le suit à la trace. Il mange << haut et avec grand bruit; il roule les yeux en << mangeant. La table est pour lui un râtelier; il << écure ses dents et continue à manger. » Balzac a-t-il jamais donné des détails de médecine et de menuiserie plus précis que ceux-ci? « M*** est moins affaibli par l'âge que par la maladie; car il ne « passe pas soixante-huit ans. Mais il a la goutte, <«< il est sujet à une colique néphrétique, il a le visage décharné, le teint verdâtre et qui menace ruine. Il fait marner sa terre, et compte que de quinze ans entiers il ne sera obligé de la fumer. « Il fait bâtir dans la rue*** une maison en pierres « de taille, raffermie dans les encoignures par des «<mains en fer, » etc. Pourquoi ce choix de détails familiers et de petits faits exacts tels qu'on en rencontre journellement autour de soi? Parce qu'ils sont les seuls qui soient frappants. Les traits généraux sont vagues, et pour maîtriser l'attention du lecteur, la Bruyère, comme Balzac, est obligé de le toucher au vif par des traits particuliers, tirés de la vie réelle et des circonstances vulgaires. Ce genre s'appelle aujourd'hui réalisme. Tout à l'heure nous avons vu dans la Bruyère un éloge du peuple, des réclamations en faveur des pauvres, une satire amère contre l'inégalité des conditions et des fortunes, bref les sentiments qu'on appelle aujourd'hui démocratiques. N'est-il pas curieux de trou

ver ce goût littéraire dans un ami de Boileau, et ces inclinations politiques dans un professeur de M. le duc?

Ce style énergique, cette imagination ardente et féconde indiquent un cœur passionné, et achèvent le portrait. Si on essaye de se figurer la Bruyère, on voit un homme capable de sentir et de souffrir, qui a senti, et qui a souffert, attristé par l'expérience, résigné sans être calmé, qui méritait beaucoup, et s'est contenté de peu, dont l'âme aurait pu se prendre à quelque grande occupation, et qui s'est rabattu sur l'art d'écrire, sans que la littérature ouvrît à sa passion et à ses idées une issue assez large. « Un homme, dit-il quelque part, né « chrétien et Français, se trouve contraint dans la satire; les grands sujets lui sont défendus. Il les << entame quelquefois, et se détourne ensuite sur

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de petites choses qu'il relève par la beauté de son

génie et de son style. » Là est sa dernière tristesse et son dernier mot.

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BALZAC.

SI.

Sa vie et son caractère.

Les œuvres d'esprit n'ont pas l'esprit seul pour père. L'homme entier contribue à les produire; son caractère, son éducation et sa vie, son passé et son présent, ses passions et ses facultés, ses vertus et ses vices, toutes les parties de son âme et de son action laissent leur trace dans ce qu'il pense et dans ce qu'il écrit, Pour comprendre et juger Balzac, il faut connaître son humeur et sa vie. L'une et l'autre ont nourri ses romans; comme deux courants de séve, elles ont fourni des couleurs à la fleur maladive, étrange et magnifique que l'on va décrire ici.

I.

Balzac fut un homme d'affaires, et un homme d'affaires endetté. De vingt et un ans à vingt-cinq,

il avait vécu dans un grenier, occupé à faire des tragédies ou des romans qu'il trouvait mauvais lui-même, contredit par sa famille, recevant d'elle fort peu d'argent, n'en gagnant guère, menacé à chaque instant d'être jeté dans quelque profession machinale, déclaré incapable, dévoré par le désir de la gloire et par la conscience de son talent. Pour devenir indépendant, il se tit spéculateur, éditeur d'abord, puis imprimeur, puis fondeur de caractères. Tout manqua; il vit approcher la faillite. Après quatre ans d'angoisses, il liquida, resta chargé de dettes, et écrivit des romans pour les payer. Ce fut un poids horrible et qu'il traîna toute sa vie. De 1827 à 18361, il ne put se soutenir qu'en faisant des billets que les usuriers escomptaient et renouvelaient avec grand'peine. Il fallait les amuser, les fléchir, les séduire, les fasciner. Le malheureux grand homme dut jouer bien des fois sa comédie de Mercadet avant de l'écrire. Rien ne servait. La dette, accrue par les intérêts, grossissait toujours. Jusqu'à la fin sa vie fut précaire et pleine de craintes. En 1848, il disait à Champfleury, qui le trouvait dans une maison élégante: « Rien de tout cela ne m'appartient; ce sont des amis qui me logent; je suis leur portier. » Toujours assiégé

1. Balzac, d'après sa Correspondance, par Mme Surville, sa

sœur.

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