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MARC-AURÈLE.

Études sur Marc-Aurèle, par ÉDOUARD DE SUCKAU.

M. de Suckau a présenté à la Sorbonne, puis au public, un Mémoire excellent, ni emphatique, ni scolastique, écrit du meilleur style, plein de force et de mesure, fort savant sans étalage d'érudition, fort élevé sans étalage d'admiration. Il expose la doctrine de Marc-Aurèle avec la sympathie d'un homme de cœur et la réflexion d'un philosophe. Il la commente par le récit de son éducation et de son règne, par l'histoire de son pays et de son temps. Il a tout dit, les actions du capitaine et du politique, son administration et ses édits, ses lectures et ses amitiés, sa vie intérieure et sa vie publique; mais il a tout dit avec discrétion, les détails étant choisis en vue de l'ensemble, l'histoire ne faisant qu'éclairer la philosophie; le plus étrange, c'est qu'il a tout dit sans phrases toujours texte en main, l'hom

me n'étant loué que par l'exposition nue de ses actions et de ses paroles. Cette sorte de louange convenait seule : Marc-Aurèle est l'âme la plus noble qui ait vécu.

I

Lorsque la conquête du monde et l'établissement de l'empire eurent détruit dans le monde et dans l'empire la famille et la patrie, les mœurs et la liberté, l'homme, enfermé dans une décadence sans remède et sous un despotisme sans issue, abandonna toute espérance terrestre et tourna son effort ailleurs. Seule la pensée subsistait libre, et le mélange des religions, l'ouverture de l'Orient, la communication des races, l'échange mutuel des philosophies, venaient encore l'alimenter et l'élargir. Ainsi étendue, elle atteignit l'universel et demanda au monde divin le bien suprême que lui refusait le monde terrestre. L'homme, autrefois père et citoyen, devint religieux et philosophe et se consola de ses misères par la contemplation de l'infini. Mais chacun y alla par sa voie. Pendant que la foule livrée à la tradition et au rêve, cherchait dans la légende et l'extase l'entrée du monde surnaturel, quelques sages affermis par la science antique et la raison grecque rencontraient dans la conception du

monde naturel et de la force humaine la guérison de leurs tristesses et le soutien de leur vertu. L'un d'eux par hasard se trouva le maître des hommes, et montra aux hommes avilis, désespérés ou fanatiques ce qu'était l'âme d'un stoïcien.

Quel triste rang pour une pareille âme! Des égaux, du moins, peuvent garder quelques restes de désintéressement et de franchise; ils n'ont point à calculer ni à flatter; leur amitié peut être vraie; ni la crainte ni l'ambition ne viennent la corrompre. Mais un prince à qui la loi donnait le pouvoir absolu, que pouvait-il rencontrer, sinon des adulateurs et des mercenaires? et que pouvaitil attendre, sinon des mensonges et des lâchetés? Marc-Aurèle les eut, et à profusion, autour de lui, jusque chez lui, dans sa famille. Quel monde à gouverner qu'un monde qui tombe! Il revenait d'un long voyage, épuisé, ayant sauvé l'empire de la révolte et des barbares, et parlait des huit années de son absence; et il vit le peuple, en manière de reconnaissance lui demander par signes un congiaire de huit écus d'or! Il partait malade contre les Marcomans, ne trouvant point de soldats, ayant vendu tous les trésors de son palais pour subvenir aux frais de la guerre, et la sottise populaire l'obligeait à mener avec lui un cortège de magiciens et de Chaldéens! Il exhortait ses soldats à la fidélité et au courage; et les Jazyges, après un

traité, lui rendaient cent mille transfuges! Son meilleur général, Avidius Cassius, le trahissait; son collègue Vérus restait engourdi dans les débauches; ses enfants mouraient, sa femme était calomniée ou criminelle; son fils et son héritier, Commode, devait être un assassin et un monstre. Il voyait les hommes s'avilir, les mariages diminuer, la population s'amoindrir, les terres tomber en friche, la superstition s'étendre, le courage disparaître, l'amour du bien public s'évanouir, sans avoir, comme un particulier, le droit d'oublier ces maux ou la consolation de n'en toucher qu'une partie, étant forcé par son rang de les apercevoir tous et sans cesse, d'en prévoir les suites infaillibles et désastreuses, d'y remédier en vain, de sentir son impuissance, et de toujours combattre pour être toujours vaincu. « Ils n'en feront pas moins « ce qu'ils font quand tu en mourrais de douleur. » Et ailleurs: « Pauvres têtes que ces politiques qui

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appliquent, dit-on, la philosophie. Cervelles « d'enfants. N'espère pas la république de Platon. << Un peu de bien, si petit qu'il soit, que cela te

suffise.» Ce peu de bien, c'était de soutenir l'empire énervé par les fléaux et les vices, abîmé par les tremblements de terre, dévasté par les inondations, épuisé par les pestes, assiégé par les barbares. N'ayant ni santé, ni soldats, il hivernait en Germanie avec des recrues de gladiateurs, de

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