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LES MORMONS.

Voyage au pays des Mormons, par M. JULES RÉMY.

M. Jules Remy, auteur de ce livre, était en Californie en 1855, étudiant les pierres et les plantes, quand il s'avisa que les Mormons étaient à sa portée. Une société et une religion nouvelle valent bien une couche de calcaire coquillier, ou une légumineuse rare. M. Remy partit avec un Anglais de ses amis, M. Brenchley, afin de les visiter. Pour des voyageurs, l'entreprise était ordinaire : il n'y avait que quatre cents lieues de désert à traverser. M. Remy fut mordu par des serpents, faillit mourir de la fièvre, fut presque assassiné par des blancs, resta seul trois jours sans provisions ni ressources, s'égara, reçut des sauvages une volée de flèches et de balles, marcha huit semaines, dépensa quarante mille francs. A la fin, il arriva au grand lac Salé, dans la cité sainte, y demeura un mois, vécut avec

les Mormons, put observer leurs mœurs, leur constitution, leur culte, et rassembler les matériaux de leur histoire. C'est l'abrégé de ces recherches que l'on va présenter ici.

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Joseph Smith, fondateur de la secte, naquit en 1805 dans l'État de Vermont, à Sharon, comté de Windsor. Il paraît avoir été en partie visionnaire, en partie fourbe, mais surtout fourbe. Son père se convertit en 1811 et eut jusqu'à sept visions. Sa mère était toute mystique, se crut miraculeusement guérie d'une maladie mortelle, interprétait la Bible à sa guise, avait des apparitions et en même temps disait que toutes les religions faisaient fausse route. En voilà assez pour tourner la tête d'un enfant vers les rêveries. D'ailleurs Joseph n'était guère. instruit ni capable d'idées justes. Il apprit à lire, « à écrire médiocrement, à faire tant bien que mal les quatre opérations de l'arithmétique, » et ce fut là tout ce qu'on lui enseigna. Il travaillait de ses mains, se louait à la journée, et avait épousé la fille d'un restaurateur. Le cerveau fermente aisément quand, avec une telle éducation et dans un tel emploi, on se trouve face à face avec sa Bible, et qu'on

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n'a d'autres ressources pour l'interpréter que le grossier bavardage des journaux, les criailleries des sectes discordantes, et les inspirations d'une tête mal faite. Joignez à cela l'état des esprits en Amérique. Les savants et les lettrés n'y font pas la loi, comme ici; ils forment une petite société d'amateurs et de dilettantes, isolés, occupés à causer entre eux et avec l'Europe, mais sans autorité sur les croyances publiques. L'Américain est indépendant; un charpentier se croit aussi sage, aussi capable de décider qu'un historien, un critique, un philosophe ou un théologien de profession. Partant la carrière est ouverte aux inventions religieuses. On a compté cent cinquante sectes dans la seule ville de New-York, et on ne les a pas toutes comptées. Il y a dans la race un fonds de folie mystique: des commerçants, des planteurs, des hommes d'affaires, les plus positifs du monde, les plus versés dans l'art de faire fructifier le dollar, font les assemblées, appelées shoutings, où ils prêchent, prient, pleurent, sentent l'attouchement de l'esprit, confessent leurs péchés publiquement et à grands cris. Un des événements qui remua le plus profondément Joseph Smith fut un revival tenu dans le village de Manchester, quand il avait quinze ans. Il y vit toutes les sectes du voisinage se réunir, faire des prédications, discuter et s'exalter. Ces revivals, où l'on vient de fort loin, sont des méthodes d'échauf

fement qui provoquent souvent des extases, toujours de l'enthousiasme, et parfois des maladies mentales. Joseph en sortit plein d'angoisses, obsédé du besoin d'une religion, ne sachant laquelle choisir, et peu de temps après, s'étant retiré dans un petit bois, il eut une vision. Trois ans après, il en eut une autre, et les révélations commencèrent. Elles se multiplièrent; il finit, si on l'en croit, par en avoir presque tous les jours et sur tous les événements graves. Il nous est bien difficile de nous dégager de nos habitudes critiques et sceptiques pour comprendre ce qui se passe dans ces têtes bizarres. Il est probable pourtant qu'il tomba à peu près dans le même état que Mahomet. Il était ignorant, obstiné, imaginatif, il fut possédé d'une grande idée; à force de la répéter aux autres, il se persuada lui-même et ne distingua plus le mensonge de la vérité. Un acteur peut s'enivrer de son rôle et verser de vraies larmes. A regarder sa vie et sa mort, on est disposé à penser qu'il devint enfin sa propre dupe et crut la fable qu'il avait fabriquée.

Les marques de la fabrique n'en sont pas moins visibles. Rarement charlatanisme fut plus grossier. On suit encore mieux ici que dans le Coran toutes les traces de l'imposture. En 1827, un ange lui apprit que l'Évangile éternel était écrit sur des plaques d'or cachées dans la colline de Cumorah, avec

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