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Ce qui est curieux, c'est qu'elle n'ait pas été tout d'abord son œuvre, et qu'au contraire elle ait été menée par une partie du public contre le premier journal. La bizarrerie s'explique assez vite, si l'on envisage les circonstances au milieu desquelles surgissait la feuille hebdomadaire fondée par Renaudot. A titre de nouveauté, la Gazette devait être l'objet des critiques, puisque la jalousie et l'esprit de routine ne pouvaient manquer d'unir leurs efforts contre elle. Certains intérêts se crurent menacés ou l'étaient vraiment ainsi, les imprimeurs et les colporteurs voyaient leur monopole diminué; Renaudot avait obtenu en effet le privilège de faire imprimer et vendre ses gazettes où et par qui il lui semblait bon. On devine les récriminations qui éclatèrent. Des incidents violents se produisirent, furent portés devant le Conseil du roi et provoquèrent des arrêts, pendant longtemps favorables au fondateur de la presse. Les pamphlets se multiplièrent contre lui sans l'effrayer. Même en face des diatribes d'un autre docteur, Guy-Patin, il demeura toujours calme et dédaigneux.

Cette polémique n'était pas seulement engagée entre deux médecins, ce qui eût suffi à la rendre piquante elle mettait aux prises deux écoles de médecine, Montpellier et Paris. La première tenait pour l'emploi des médicaments chimiques; la seconde défendait à outrance le prestige de la saignée. Renaudot combattait pour le progrès, vers lequel le portait son esprit ingénieux.

Tout en affirmant les propriétés salutaires des nouveaux remèdes, de l'antimoine principalement, il s'était occupé d'œuvres et d'entreprises diverses. Il

avait fondé un mont-de-piété, qui rendit de nombreux services, et à des conditions beaucoup plus modérées que celles d'aujourd'hui. Il n'en fut pas moins dénoncé comme usurier. Une autre invention l'avait rapproché de la destinée qui devait le rendre célèbre un centre d'informations et de publicité appelé Bureau d'adresse et de rencontre. Là se produisaient les offres et les demandes de tout genre: on mettait en vente, on achetait des objets mobiliers et des immeubles; on louait les services des domestiques; on passait des contrats; on faisait du commerce. C'était une Bourse universelle. Le système devint très vite prospère et se multiplia. J'ai parlé des correspondances manuscrites qui se débitaient régulièrement en divers endroits de Paris et dont la lecture avait lieu devant un groupe de véritables abonnés. Or, ces correspondances, ces nouvelles à la main (une appellation qui a bien changé depuis), s'alimentaient dans les bureaux d'adresse. Les gens qui se réunissaient pour régler leurs affaires étaient amenés naturellement à causer de ce qu'ils avaient vu et de ce qu'ils avaient appris. Il se faisait là un échange de nouvelles. Les rassembler, copier ce recueil et le mettre en circulation, voilà sans doute l'idée mère du journal. L'historien de la presse, M. Hatin, a fort bien exposé ce développement imprévu et logique de l'institution réalisée par Renaudot les Petites-Affiches.

Pour être devenu gazetier, il n'avait pas cessé d'exercer la médecine; loin de là, il fondait des établissements de consultation gratuite. Cette audace fit éclater les colères amassées dans le sein de l'Ecole de Paris. Guy-Patin reçut-il mandat de venger l'en

seignement officiel? On l'ignore; mais, ce qui est certain, c'est que personne ne pouvait déployer plus d'ardeur, plus d'obstination enragée. Durant des années, et jusqu'à la mort de Renaudot, GuyPatin le déchire dans des correspondances, dans des plaintes, dans des libelles. Sa verve naturelle, qui était puissante, se répand de plus en plus impétueuse, roulant des invectives, qui éclatent par ricochets. Il l'accuse de pratiquer en même temps une demi-douzaine de professions. Il l'appelle fripier, usurier, et par-dessus tout gazetier, ce qui était vrai, mais ce qui, dans la pensée de Guy-Patin, impliquait une chose digne du mépris suprême. Il dénature le nom de baptême, singulier d'ailleurs, qui appartient à Renaudot : « Ce Théophraste ou plutôt ce Caco>> phraste.» Il le plaisante cruellement sur son visage: l'inventeur du journalisme avait le nez camus; défaut qui est pour Guy-Patin le sujet de moqueries virulentes. << Ce nez pourri de gazetier; ce nebulo hebdomadarius, omnium bipedum nequissimus et mendacissimus, qui indiget helleboro, aut acriori medicina flamma et ferro. » A l'issue d'un procès perdu par Renaudot, Guy-Patin écrit triomphalement : « Pour » le gazetier, jamais son nez ne fut accommodé comme » je l'ai accommodé le 14 août de l'an passé aux Re» quêtes de l'hôtel, en présence de quatre mille per» sonnes. Ce qui m'en fâche, c'est que habet frontem » meretricis, nescit erubescere. On n'a jamais vu une >> application si heureuse que celle de saint Jérôme, » epistola 100, ad Bonasium contre le nebulo et bla» tero. » Il l'apostrophe en public : « Consolez-vous, >> Monsieur Renaudot, vous avez gagné en perdant. >> Comment cela? - Vous étiez entré camus et

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>> vous sortez avec un pied de nez! » Voilà le ton des premières polémiques.

Il y eut d'autres débats, auxquels furent mêlés de grands personnages, et qui permettent de se faire une idée beaucoup plus élevée du rôle rempli par la Gazette. J'ai parlé du privilège que le roi avait accordé ; le roi, c'est-à-dire naturellement Richelieu; mais je dois en signaler le caractère exceptionnel. Il ne s'agissait pas seulement de l'autorisation, bien entendu, indispensable. Louis XIII et son ministre voyaient dans le journal un instrument très précieux; et ils s'en servaient eux-mêmes avec plaisir et avec soin. On savait que, selon certaines circonstances politiques ou privées, Louis XIII s'était fait le collaborateur de la feuille hebdomadaire.

<< Lorsqu'il y avait quelque dissidence politique dans le » royal ménage, dit M. Hatin, c'est à la Gazette qu'il se >> confiait pour conter au monde ses doléances. »

Parfois des affaires très importantes furent ainsi engagées. L'une d'elles ne concernait rien moins qu'un projet de répudiation formé par le roi à l'égard de la reine. On démentait ce bruit en même temps qu'on l'enregistrait : c'était une manière habile de le mettre en circulation. Dix ans après, dénoncé à la reine-régente, Renaudot avait à se justifier sur ce point; et les explications qu'il fournissait confirmaient catégoriquement le fait que le roi et le ministre s'occupaient personnellement de la rédaction de la Gazette. D'ailleurs les documents existent à la Bibliothèque nationale. Dans l'étude biographique qu'il a consacrée à Richelieu, M. Dussieux démontre que le « gazetier » recevait des ordres pour

parler ou pour se taire; et aussi qu'il s'adressait au roi «< pour le prier de commander à ses généraux et officiers de le tenir mieux averti. >>

Mentionnons l'entrée dans Nancy, le 26 septembre 1633; l'arrivée du roi à Saint-Dizier, en 1635; l'article sur le siège de Corbie1.

Les manuscrits attestant cette haute collaboration portent d'assez nombreuses retouches, faites d'une écriture différente et qui est celle d'un secrétaire, M. Lucas. Non seulement ce Lucas, corrigeant l'orthographe, recopiait le manuscrit afin que l'origine n'en fût pas connue des imprimeurs; mais il en remaniait de fond en comble le style informe. Louis XIII écrivait absolument mal. « Ses phrases courtes, à mode invariable, semblent d'un enfant; ou bien, des inversions bizarres, qui faussent le sens, feraient croire que c'est un étranger qui parle. » Richelieu retouchait encore le texte royal, pour y introduire quelques mots propres à faire briller la personne du souverain et aussi pour empêcher que celle du ministre ne restât dans l'ombre2.

Collaboration flatteuse, incomparable, mais qui entraînait de graves inconvénients. Soutenue par un patronage si puissant, la Gazette manquait de la liberté nécessaire pour satisfaire la curiosité, pour se mettre au goût du public. L'organe officiel est assujetti à une circonspection qui le gêne sans cesse. Malgré sa prudence, il lui arrive et il arriva à celui-ci de compromettre l'autorité royale. En dépit de son

1. Le cardinal de Richelieu, par Dussieux, pages 325, 326. 2. Louis XIII journaliste. Article de M. Louis Batiffol, dans la Revue de Paris du 15 décembre 1896.

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