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La grande défaite était consommée au moment où les journaux excitaient ainsi l'espérance; et le lendemain, ils étalaient leur stupeur.

Mais les inconvénients d'une dissimulation inutile et d'autant plus maladroite, quand la lugubre vérité va briser toutes les contraintes, n'empêchent pas que la prudence recommandée à la presse, un mois plus tôt, n'ait été justifiée. L'ennemi lui-même nous en a donné la preuve irréfutable. Le récit de la guerre franco-allemande, rédigé par la section historique du grand état-major prussien 1, nous montre cet étatmajor puisant dans certains journaux français des indications précieuses et décisives. C'était l'heure où Mac-Mahon s'efforçait de démontrer à Napoléon III, au conseil de régence, au général Palikao, ministre de la guerre, les énormes difficultés d'une marche vers Bazaine. L'ennemi croyait à notre retraite vers Paris. Puisque la tentative désespérée devait s'accomplir, du moins fallait-il la lui cacher et le tenir dans l'incertitude. Il tâtonne, il se trompe, et nos journaux contribuent à l'éclairer. Écoutons-le raconter les délibérations dont Ligny fut le théâtre, à la date du 24 août, et Bar-le-Duc, le 25:

Le quartier-maître général Podbielski émettait, le premier, l'avis qu'une tentative des Français pour se

1. Traduite par M. Costa de Serda, chef d'escadron de l'ÉtatMajor français, deuxième volume, pages 925 et 934.

porter de Reims au secours de Bazaine, si elle était difficilement admissible en raison des objections qu'elle soulevait au point de vue militaire, pouvait cependant s'expliquer par des considérations politiques... Cependant tous les renseignements que l'on possédait alors paraissaient contredire cette hypothèse, en indiquant au contraire que l'intention de l'ennemi était de couvrir la capitale, soit directement, soit en prenant position latéralement à peu près vers Reims... Dans l'après-midi, le prince Albrecht avait encore adressé au commandant en chef un journal de Paris qui confirmait les nouvelles reçues dans la matinée, à savoir que le maréchal de Mac-Mahon avait pris position à Reims,avec 150.000 hommes environ.

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Dans la soirée du 25... de nouvelles informations parvenues au grand quartier général de Bar-le-Duc, laissaient entrevoir un mouvement de troupes françaises sur Vouziers. A l'un de ces documents était joint un journal français dans lequel était reproduit un article 1 portant en substance qu'un général français ne saurait abandonner ses compagnons d'armes sans encourir la malédiction du pays. D'autres feuilles de Paris reçues au grand quartier général rapportaient les discours prononcés au Corps législatif pour signaler la honte qui rejaillirait sur le peuple français, si l'armée du Rhin n'était pas secourue. D'autre part, un nouveau télégramme de Londres, mandait, d'après le TEMPS du 23 août, que Mac-Mahon s'était subitement décidé à courir à l'aide de Bazaine, bien qu'en découvrant la route de Paris il compromit la sécurité de la France; que toute l'armée de Châlons avait déjà quitté les environs de Reims, mais que cependant les nouvelles reçues de Montmédy ne faisaient pas encore mention de l'arrivée de troupes françaises dans ces parages.

1. Emprunté à un journal belge.

... A la réception des nouvelles ci-dessus, les généraux de Molkte et de Podbielski allaient donc en faire part au Roi Sa Majesté, prenant en considération les circonstances présentes, approuvaient le projet de conversion de l'armée de la Meuse et des Bavarois sur la droite, et, dans le courant même de la nuit, toutes les dispositions étaient arrêtées pour que ces troupes pussent rompre vers le nord dès le 26, si les rapports de la cavalerie, jetée sur Vouziers et Buzancy, venaient à confirmer la marche de l'ennemi dans la direction de Metz.

Ainsi la nouvelle apportée par le Temps à Londres est de là télégraphiée au grand état-major prussien. Elle permet à celui-ci de régler « toutes les dispositions » pour rendre impossible des efforts qui exigeaient surtout que l'ennemi restât dans l'ignorance de notre situation, de notre marche et de nos combinaisons. Il manquait des renseignements nécessaires par inadvertance le Temps les lui fournit.

Si justifiée était la réserve à l'égard des informations dont l'ennemi pouvait profiter que les républicains, aussitôt saisis du pouvoir, la recommandent

leur tour et la veulent appliquer même aux choses diplomatiques. En rendant compte de la célèbre visite faite à M. de Bismarck et des entretiens de Ferrières, Jules Favre se plaint d'une « indiscrétion coupable» commise par la presse:

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. Il m'importait que, pendant qu'elle s'accomplissait, cette démarche fût ignorée. Je recommandai le secret et

j'ai été douloureusement surpris, en rentrant hier soir, d'apprendre qu'il n'a pas été gardé. Une indiscrétion coupable a été commise. Un journal, l'Électeur libre, déjà désavoué par le gouvernement, en a profité. Une enquête est ouverte; et j'espère pouvoir réprimer ce double abus.

L'Electeur libre était l'organe d'Ernest Picard, membre du gouvernement.

Le 5 octobre, le Journal Officiel publie la note suivante :

Malgré des avertissements réitérés au Journal Officiel, certains journaux persistent à donner dans leurs colonnes des renseignements de la nature la plus coupable sur les dispositions de défense et sur les opérations projetées.

Le gouvernement fait une fois encore appel au patriotisme de la presse et il déclare que, si de semblables infractions se renouvellent, il sera dans la nécessité de les déférer à la cour martiale.

Le 14, le Journal Officiel insère une longue note explicative pour rétorquer et flétrir les assertions de La Vérité (alors dirigée par Edouard Portalis) qui reprochait au gouvernement d'avoir détourné des nouvelles importantes et d'avoir refusé un armistice:

Le but de cette publication ne peut être douteux, et ce qui achève de le révéler, c'est que ces inventions criminelles ont été en partie au moins placardées sur les murs de Paris.

Le gouvernement a donné l'ordre d'arrêter l'auteur de cette manœuvre et de déférer ses actes aux tribunaux.

Le 27 octobre, le Journal Officiel en est réduit à cette dénonciation:

Le gouvernement a tenu à honneur de respecter la liberté de la presse, malgré les inconvénients qu'elle peut parfois présenter dans une ville assiégée. Il aurait pu, au nom du salut public et de la loi, la supprimer ou la restreindre. Il a mieux aimé s'en référer à l'opinion publique, qui est sa vraie force. C'est à elle qu'il dénonce les lignes odieuses qui suivent et qui sont écrites dans le journal Le Combat, dirigé par M. Félix Pyat: « Le plan Bazaine. Fait vrai, sûr et certain, que le gouvernement de la Défense nationale retient par devers lui, comme un secret d'état et que nous dénonçons à l'indignation de la France comme une haute trahison. Le maréchal Bazaine a envoyé un colonel au camp du roi de Prusse pour traiter de la reddition de Metz et de la paix au nom de Sa Majesté l'Empereur Napoléon III. »

En mentionnant que l'article était signé « le Combat», l'organe officiel disait: « c'est à coup sûr le combat de la Prusse contre la France ».

Le 20 novembre, le gouverneur de Paris interdit l'affichage des journaux; et le surlendemain il est amené à prendre une résolution ainsi motivée :

Le gouverneur de Paris, commandant l'état de siège; Considérant que les mouvements militaires et les travaux exécutés dans l'intérêt de la défense sont immédiatement signalés par les journaux, malgré des avertissements réitérés et de fréquents appels au patriotisme de tous;

Que récemment plusieurs journaux ont publié, sur les fortifications extérieures, des détails descriptifs et critiques qui portent à l'ennemi des révélations compro

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