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puis le Voleur, qui, justifiant un titre audacieux jusqu'au cynisme, s'approvisionnait uniquement d'articles et de récits empruntés (sans compensation) à tous les journaux. Journal des connaissances utiles, Journal des instituteurs primaires, Musée des familles, Almanach de France, Atlas de France, Atlas universel, Panthéon littéraire, la plupart favorisés d'un succès rapide et même énorme, ce ne fut que la moindre partie de son œuvre. La Presse lui procura la notoriété très bruyante qui, de plus en plus, devint son élément naturel, comme l'était l'agitation inventive. De quoi ne s'est-il pas mêlé en fait d'affaires, de journalisme et de politique et quels démentis ne s'est-il pas infligés? Prophète de l'absolue liberté d'écrire, auteur de la théorie et de la formule qui déclaraient la presse «< impuissante» c'est-à-dire innocente; puis, dégoûté de sa chimère par les formidables extravagances de 1848; enthousiaste partisan de Louis-Napoléon Bonaparte, dont il posa la candidature à la présidence, bientôt adversaire du prince, poursuivi par le troisième Empire qu'il avait beaucoup contribué à fonder, Girardin a soutenu toutes les théories, même, à certains jours, les bonnes. Combien de fois il abandonna et reprit la direction des feuilles qui se développaient, en quelque sorte, instantanément sous sa main, la Presse, la Liberté, le Petit Journal, la France! A soixante-dix ans, il remuait le pays et jouait un rôle décisif contre le ministère du Seize-Mai. Plusieurs fois député, ne voulant plus l'être, le redevenant vers la fin pour essayer de combiner le régime légal du journalisme avec la théorie de la liberté absolue, il a

LA MONARCHIE DË JUILLET

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touché à tout. Il a même été auteur dramatique. Vers 1851, il se trouvait socialiste et anti-chrétien comme s'il venait de découvrir la vérité dans les romans impies qu'il offrait à ses lecteurs. Il déclamait furieusement contre l'ancienne législation pénale relative aux hérésies.

Louis Veuillot lui répondait et faisait ainsi son portrait :

« M. de Girardin a pour lui son énergie et son malheur. Il est un des hommes les plus malheureux qui soient au monde; sa destinée a l'intérêt d'une légende. C'est l'enfant d'Agar, condamné à dresser sa tente contre la maison de ses frères et qui garde envers eux une perpétuelle hostilité, sans pouvoir les vaincre ni être vaincu...

>> Sa vie, vouée à la lutte, a été pleine de victoires: ses victoires sont restées stériles. De toutes les positions régulières qu'il a voulu emporter, il a forcé la première enceinte avec un succès merveilleux ; la seconde, par où tout le monde passe en se laissant porter, jamais il ne l'a franchie. C'est un homme qui construit un pont par un effort de géant et qui demeure sur la rive, faute d'un centime pour acquitter le péage 1....

» Fondateur d'un journal tout puissant, jamais chef de parti; député, jamais ministre; victorieux, jamais triomphateur; aspirant toujours aux premiers rôles, toujours rejeté aux derniers rangs...

» Ce persévérant mécompte devait, à la fin, ulcérer un républicain fort mal disposé par nature et par éducation à féliciter Sparte d'avoir tant de citoyens meilleurs que

1. Plus familièrement, mais d'une manière encore plus piquante, Louis Veuillot disait un jour dans une conversation: « Girardin s'est donné une peine infinie afin de construire un » pont qui allât de chez lui au ministère. Ce pont il l'a construit; » mais il n'a jamais pu passer dessus, parce qu'il n'a jamais eu » un sou de considération... »

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lui. Nous disons un républicain; M. de Girardin l'était sans le savoir. Certes, de tous les conservateurs qui ont été les pionniers de la République, aucun n'a plus efficacement travaillé à son avènement que l'inventeur des journaux à bon marché et des romans feuilletons. Il était déplacé dans le parti de l'ordre et il allait en sortir quand la Révolution l'y retint. Un an plus tard il se serait trouvé républicain de la veille. Le 24 février 1848, il n'était pas prêt. Le dépit de voir monter au pinacle cette cohue d'écrivassiers, d'émeutiers et de maltôtiers que le mouvement populaire jeta sur la scène le précipita lui-même dans la réaction. Ce fut sa belle époque, non seulement honorable et glorieuse et qu'il ne retrouvera pas. Personne, durant quelque temps, n'eut plus ni même autant de courage, car personne n'était plus en vue ni désigné à plus de fureurs. Il brava, dans leur triomphe, les républicains qu'il avait bafoués dans leurs espérances; il fit tête à l'émeute.

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...

Alors, en beaucoup de cœurs, s'éveilla une émotion de sympathie sur laquelle il se méprit sans doute et dont il eut le malheur de ne pas se sentir honoré. On crut, nous pouvons le dire, que cet homme, après tant d'aventures embrouillées, voulait relever son nom ou par de grands services ou par une belle mort. Il lui arriva deux ou trois fois d'écrire avec une sorte de majesté. Certains articles de quelques lignes, jetés à l'émeute grondante, sont des modèles de cette éloquence véritable, née des cœurs forts, maîtresse des grands périls, qui raffermitles courages honnêtes et inquiète l'audace des méchants. M. de Girardin s'est efforcé d'avilir les éloges qu'il reçut et mérita dans ces jours héroïques.....

>> Même après ses signalés services, l'opinion du parti conservateur reste sévère pour lui. Une âme véritablement forte se serait résignée noblement à cette rigueur, qui n'est point condamnable, ou se serait noblement obstinée à la vaincre par des services nouveaux. Mais il est

plus facile d'être furieux que d'être juste; et les plus ambitieuses entreprises de l'amour-propre ne vont pas jusqu'à pardonner. >>

De tant d'idées remuées par Girardin, presque toujours à tort et à travers, une seule peut-être lui demeure attribuée; et ce qui reste en est uniquement l'audacieuse formule. « Une idée par jour ! » s'était-il écrié en se traçant le programme qui a révolutionné le journalisme. En réalité l'agitateurinventeur avait surtout la passion des mots; puissance redoutable chez un homme qui dirigeait son extrême et continuelle ardeur de polémique suivant une méthode évidemment élémentaire mais assez rigoureuse pour s'appliquer à toutes les circonstances. Girardin ne se reposait pas de s'approvisionner de documents. D'innombrables services lui furent rendus par ses cartons, auxquels Sainte-Beuve a fait allusion dans les Nouveaux lundis :

Il a des dossiers de citations et d'objections en règle, citations ad hoc, objections ad hominem. L'occasion s'offrant, il n'a qu'à tirer le carton du casier : chaque dossier, s'ouvrant à l'instant, fait pluie et cascade sur chaque question, sur chaque adversaire. Il y joint une sorte de verve logique très sensible, à laquelle il se laisse volontiers emporter. Quand il a trouvé une forme heureuse, il ne craint pas d'en user, d'en abuser même, jusqu'à satiété et extinction... Il enfile et défile ses preuves d'un bout à l'autre, depuis la première jusqu'à la dernière; il ne fait grâce d'aucun développement; il les épuise, et il arrive ainsi à produire sur le public un effet incontestable.

Cet acharnement dans la répétition se doublait

chez Girardin de l'emploi ingénieux des mots, non pas des mots littéraires, mais de ceux qui saisissent la foule et dont l'étonnant publiciste avait le sens presque infaillible.

« Il y a des mots souverains dit encore Sainte-Beuve : tel mot fut plus puissant que tel monarque, plus formidable qu'une armée. Il y a des mots usurpateurs : tel mot, se décorant d'une fausse acception, appelant pouvoir ce qui est abus, ou liberté ce qui serait excès, disant la gloire pour la guerre, ou la foi pour la persécution, peut semer la propagande, égarer les esprits, soulever les peuples, ébranler les trônes, rompre l'équilibre des empires, troubler le monde, et retarder de cent ans la marche de la civilisation ! Il y a des mots qui sont vivants comme des hommes, redoutables comme des conquérants, absolus comme des despotes, impitoyables comme le bourreau; enfin il y a des mots qui puliulent, qui, une fois prononcés, sont aussitôt dans toutes les bouches... >>

A l'instinct de ces mots, joignez le don de la mise en scène, si naturel chez Girardin et si bien étudié par Sainte-Beuve :

L'essentiel, en tout début, est de mordre sur le public; si vous y atteignez, le plus fort est fait. On ne prend les très gros poissons qu'en les harponnant. Il y a des mots pour cela, des étiquettes de pensée, des têtes d'article, il y a des formules saisissantes, pénétrantes et qui réveillent le monstre en sursaut. On regimbe, mais on a été secoué. C'est beaucoup savez-vous! quand on est journaliste, publiciste, d'avoir le génie et le démon de la publicité.

Le démon qui agitait le novateur eut bientôt fait de conquérir le monde du journalisme. Toutes les

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