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X.

Des mœurs oratoires.

Un personnage célèbre a dit : « La parole a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée. » On serait tenté de le croire en considérant l'usage que les sophistes de tous les temps en ont fait; mais la parole ainsi employée perd tout son crédit, et, pour qu'elle agisse sur les esprits, il faut, avant tout, que celui qui écoute soit persuadé de la sincérité et de la probité de celui qui parle. Cette conviction est la première ouverture de l'âme ; si elle n'existe pas, les mots ne sont qu'un vain bruit qui expire dans l'oreille sans pénétrer au delà.

Une autre condition pour se faire écouter favorablement, c'est d'avoir établi d'avance sa compétence sur le sujet qu'on traite. L'opinion de la probité de l'orateur ne suffit pas, il faut que la confiance en ses lumières apporte une garantie nouvelle; car ce n'est pas assez de passer pour aimer la vérité, il faut qu'on soit jugé capable de la trouver.

Non-seulement l'homme regimbe contre l'erreur et la mauvaise foi, mais il n'accepte la vérité qu'à certaines conditions; il ne veut pas qu'on lui fasse violence, qu'on lui impose avec orgueil des opinions même fondées en raison. L'orateur proposera donc modestement ce qu'il veut établir.

Ce n'est pas tout; pour écouter favorablement, l'auditeur a besoin de croire que l'homme qui lui parle est animé d'un zèle sincère pour les intérêts qu'il défend; il veut voir un ami dans l'orateur qui demande son assentiment. S'il le soupçonne de malveillance, d'indifférence ou d'égoïsme, il se tient sur ses gardes.

Ces conditions embrassent ce que les rhéteurs appellent mœurs oratoires. Si l'orateur est probe, capable, modeste et bienveillant; si la voix publique lui accorde ces qualités, il se trouvera dans les conditions les plus heureuses pour être

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écouté ; il n'aura pas cause gagnée, mais audience favorable; sa personne viendra en aide à sa cause, et, comme dit La Harpe, sa voix, lorsqu'elle s'élèvera dans le temple de la justice, sera comme un premier jugement. Ce que dit La Harpe de l'orateur judiciaire s'applique également aux orateurs religieux et politiques. Les causes qui s'agitent au barreau, les projets qui se discutent à la tribune, les principes et les dogmes qui sont développés dans la chaire, gagnent à être défendus, exposés, professés par des hommes qui ont su se concilier l'estime, la sympathie et la vénération.

Lorsque l'orateur possède ces qualités, elles se peignent dans ses discours, elles confirment dans l'esprit des auditeurs les dispositions bienveillantes qu'ils avaient apportées, et concourent puissamment au triomphe de la raison et de la vérité.

Des passions oratoires.

Toute l'éloquence, dit Cicéron, consiste à émouvoir. L'émotion est la conséquence des passions : les passions sont donc l'âme de l'éloquence. Le principe de toutes les passions est dans l'amour et dans la haine ; c'est à ces deux chefs qu'il faut rapporter tous ces mouvements qui, tels que l'admiration, la colère, l'indignation, l'espérance et la crainte, remuent l'âme et déterminent nos jugements et nos actions.

L'orateur excite les passions ou directement ou indirectement directement, lorsqu'il les exprime; indirectement, lorsque, sans paraître ému, il expose des faits dont le tableau suffit pour nous émouvoir.

Cette distinction entre le pathétique direct et le pathétique indirect appartient à Marmontel, qui cite plusieurs exemples de la dernière espèce: «Voyez, dans la péroraison de Cicéron pour Milon, son ami; voyez, dans la harangue d'Antoine au peuple romain sur la mort de César, l'artifice victorieux de ce genre de pathétique: Cicéron ne fait que répéter le lan

gage magnanime et touchant que lui a tenu Milon; et Milon, courageux, tranquille, est plus intéressant dans sa noble contenance, que ne l'est Cicéron en suppliant pour lui. Antoine ne fait que lire le testament de César, et cet exposé simple de ses dernières volontés en faveur du peuple romain, remplit ce peuple d'indignation et de fureur contre les meurtriers. Cette observation restreint beaucoup le précepte général exprimé par Horace :

Si vis me flere, dolendum est

Primum ipsi tibi.

Quoi qu'il en soit, le pathétique direct domine dans l'éloquence, et l'emploi en est soumis à des règles qu'il faut indiquer sommairement.

Dans le pathétique direct, la première condition pour exciter les passions qu'on exprime, c'est de les éprouver. L'émotion réelle a un accent de vérité auquel on ne se méprend pas. La feinte, au contraire, se découvre bientôt, et l'orateur qui joue l'indignation, qui simule la chaleur, n'est plus qu'un déclamateur et un comédien; car on voit qu'il exagère et qu'il ment.

La sincérité dans la passion ne suffit pas; il faut qu'elle se produise en temps convenable et dans une juste mesure.

Si l'orateur n'a pas suffisamment préparé l'esprit de son auditoire, s'il laisse éclater la passion qui l'anime quand ceux qui l'écoutent sont encore de sens rassis, non-seulement ces mouvements prématurés manqueront leur effet, mais ils produiront un effet contraire; cette chaleur soudaine paraîtra ridicule au sang-froid de l'auditeur. Qu'on se figure un homme ivre présidant une société de tempérance, ou, comme

1. Dans le même chapitre, Marmontel éclaircit sa pensée par de nouveaux exemples: « Lorsque Iphigénie veut consoler son père qui l'envoie à la mort, elle nous arrache des larmes; lorsque les enfants de Médée caressent leur mère, qui médite de les égorger, on frémit. Voyez un berger et une bergère jouer sur l'herbe et près de fouler un serpent qu'ils n'aperçoivent pas ; voyez une famille tranquillement endormie dans une maison que la flamme enveloppe : voilà l'image du pathétique indirect. »

dit Cicéron, vinolentus inter sobrios. Ne soufflez pas sur le bois avant d'y avoir mis l'étincelle qui doit l'enflammer.

Le degré de la passion se mesure à l'importance du sujet qu'on traite, et au caractère de l'assemblée devant laquelle on parle.

Les grands mouvements ne conviennent pas aux petites affaires ce serait, dit Quintilien, chausser le cothurne à un enfant, et lui mettre en main la massue d'Hercule.

Le ton du pathétique, le diapason de l'éloquence, si l'on peut parler ainsi, ne sera pas le même devant une réunion de personnages graves ou devant les masses populaires. Les orateurs anglais changent de ton lorsqu'ils ont à parler ou à la tribune parlementaire, ou sur la place publique. Les missionnaires ont des mouvements plus ou moins passionnés s'ils haranguent en plein air, ou s'ils prêchent dans les temples. Le sentiment des convenances indique, en pareil cas, la limite qu'il faut atteindre et qu'on ne franchit pas impunément.

Ainsi, dans l'emploi des passions, il faut considérer, indépendamment de la passion elle-même, qui doit être sincère, les circonstances de temps, de lieu et de personnes, qui en modifieront l'expression.

DISPOSITION.

1

XI.

De la disposition.

La disposition commence où finit l'invention; « La dernière chose qu'on trouve en faisant un ouvrage, dit Pascal, est de savoir celle qu'il faut mettre la première. »

Disposer un sujet, c'est déterminer l'ordre des parties dont il se compose; cet ordre n'est pas arbitraire, et il doit être tel, que chacune des parties occupe la place la plus favorable à l'effet général de l'ensemble dans le genre oratoire, les besoins de la cause qu'on défend doivent servir de règle. Démosthène montre clairement l'importance de la disposition, lorsqu'il refuse de suivre dans sa défense' la marche que son adversaire a tracée.

L'art de la disposition consiste à mettre de l'ensemble dans le fout, et de la proportion dans les parties 2.

Buffon, dans son discours sur le Style, montre, à plusieurs reprises, la nécessité de travailler sur un plan bien arrêté dans l'esprit : «< Sans cela, dit-il, le meilleur écrivain s'égare ; sa plume marche sans guide, et jette à l'aventure des traits irréguliers et des figures discordantes. » Plus loin, il ajoute : « C'est faute de plan, c'est pour n'avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu'un homme d'esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d'idées, et, comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres: il demeure donc dans la perplexité; mais, lorsqu'il se sera fait un plan, lorsqu'une fois il aura rassemblé

1. Discours sur la Couronne.

2. M. Andrieux.

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