Page images
PDF
EPUB

Ce qui importe surtout en pareille matière, où les divisions ne sauraient arriver à une rigueur scientifique, c'est de bien comprendre le sens des mots qu'on emploie pour en faire une juste application, et de les restreindre à propos lorsque le discours qu'on apprécie est de nature complexe et qu'il se rapporte, dans ses différentes parties, à plusieurs des divisions établies.

De la division de la rhétorique en trois parties.

La division de la rhétorique en trois parties, qui remonte aux plus anciens rhéteurs, est inattaquable; elle est tirée, comme nous l'avons vu, de la nature même de l'esprit humain. En effet, quelque sujet que traite l'orateur, il faut, avant tout, qu'il trouve les choses qu'il doit dire, et qu'il les mette en ordre avant de les exprimer. La substance, l'ordre et la forme, sont les conditions essentielles de toute œuvre de l'esprit, et il est évident qu'il faut être maître de sa matière pour la disposer, et qu'il faut l'avoir disposée avant de la reproduire. Quid dicat, et quo quidque loco, et quo modo. Cic. De là les trois parties de la rhétorique : Invention (quid), Disposition (ubi, quando), Élocution (quo modo).

« Il faut toujours, dit M. Andrieux', commencer par trouver ce qu'on veut dire ou écrire sur le sujet qu'on doit traiter; il faut ensuite disposer son ouvrage dans l'ordre le plus convenable; enfin, il faut le dire. C'est cette dernière partie qui s'appelle élocution, lorsqu'il s'agit d'un discours. prononcé, et style, lorsqu'il est question d'un discours écrit. »

La Harpe a exprimé la même pensée : « Quelles que soient les matières sur lesquelles s'exerce l'art oratoire, il faut toujours commencer par concevoir son sujet, et les idées, les preuves, les moyens de succès qu'il peut offrir; en disposer ensuite les parties dans un ordre naturel et judicieux; savoir

1. Cours de Belles-Lettres professé à l'Ecole Polytechnique.

enfin les traiter dans un style adapté au caractère du discours; et ce dernier devoir de l'orateur, qui était, au jugement de Cicéron et de Quintilien, le plus difficile de tous, l'est encore aujourd'hui car c'est en charmant l'oreille et l'imagination que l'on arrive jusqu'au cœur, et qu'on parvient à persuader.

L'accord des maîtres de la critique pour maintenir cette division prouve, comme l'a si bien dit M. Le Clerc au commencement de son traité de rhétorique, qu'elle est «< l'expression même de la nature des choses. >>

Ces trois opérations sont distinctes, et cependant elles dépendent étroitement l'une de l'autre. En effet, si l'esprit a réuni avec soin et choisi avec discernement tous les éléments qui doivent entrer dans le corps de l'ouvrage; s'il a déterminė, par un examen approfondi, leur importance relative et leurs rapports de génération, ces éléments s'uniront en vertu de leurs affinités réelles, et trouveront leur enchaînement naturel; et de plus, par une conséquence rigoureuse, l'intelligence, maîtresse des matériaux de l'œuvre qu'elle a méditée, assurée de l'ordre dans lequel ils doivent se disposer, les produira au dehors avec une expression puissante qui reflètera ses clartés intérieures et l'animera de sa chaleur. Ainsi, l'ordre dépend de l'invention, et la forme est l'image de l'un et de l'autre.

Les rhéteurs anciens ajoutent à cette division deux parties qui ne manquent pas d'importance: la mémoire, qui est la sauvegarde de l'élocution, et l'action, qui la complète. L'usage de l'improvisation et le besoin d'agir immédiatement sur les esprits, dans nos assemblées délibérantes, contribueront sans doute à rendre à ces deux parties de l'art oratoire leur place dans l'enseignement de la rhétorique.

INVENTION.

VIII.

De l'invention.

L'invention oratoire consiste à trouver, dans un sujet donné, les moyens d'atteindre au but qu'on se propose. Dans le genre judiciaire et dans le genre délibératif, le but est de persuader, pour faire passer dans l'esprit de celui qui doit prendre une décision ou porter un jugement, la conviction qui anime l'orateur. Dans le genre démonstratif, l'intention dominante est de plaire et d'émouvoir.

En général, l'orateur a besoin, pour réussir, de convaincre, de plaire et d'émouvoir; il convaincra en prouvant ce qu'il avance; il plaira en s'attirant l'estime et la sympathie de son auditoire; il émouvra en s'adressant à la passion. Il devra donc satisfaire et intéresser la raison, l'âme et le cœur ; la raison, par la force de ses arguments; l'âme, par la beauté du caractère; le cœur, par la vivacité des passions. De là trois parties distinctes de l'invention : les arguments, les mœurs et les passions.

L'invention doit découvrir toutes les ressources d'un sujet, et elle ne peut y arriver que par une étude approfondie. On demandait à Newton comment il était parvenu à découvrir la loi de l'attraction, il répondit: En y pensant. Les grands orateurs feraient la même réponse si on leur demandait le secret de leurs chefs-d'œuvre. La méditation assidue est une si grande puissance, que Buffon l'a prise pour le génie lui-même lorsqu'il a dit : « Le génie est une longue patience. » Horace et Boileau ont mis au même prix le succès dans l'art d'écrire 1.

1.

Scribendi recte sapere est et principium et fons. HOR.
Avant donc que d'écrirc apprenez à penser.
BOIL.

La rhétorique ne donne ni la force ni le courage de penser avec maturité; elle indique quelques méthodes destinées à rendre plus faciles les opérations de l'esprit, elle signale les qualités propres à captiver la bienveillance, elle énumère les passions qu'il faut émouvoir; mais elle ne peut suppléer ni la raison, ni la vertu, ni la sensibilité ; elle n'a pas de recettes qui tiennent lieu de ces avantages. Aucun art ne peut donner dispense de talent et de travail.

Pour que l'orateur reconnaisse toutes les ressources de son sujet, il ne suffit pas qu'il ait étudié la matière qu'il doit traiter. Cicéron et Quintilien veulent que l'orateur ne soit étranger à aucune espèce de connaissances. Des connaissances variées donnent à l'esprit plus de force et d'étendue; elles fournissent des comparaisons imprévues et des arguments qui, pour être tirés de matières étrangères, n'en ont pas moins de puissance. Ce qu'Horace demande au poëte n'est pas moins utile à l'orateur1. Fénelon a montré, dans le passage suivant, les avantages de cette riche culture de l'intelligence: « Il n'est pas temps de se préparer trois mois avant que de faire un discours public: ces préparations particulières, quelque pénibles qu'elles soient, sont nécessairement très-imparfaites, et un habile homme en remarque bientôt le faible; il faut avoir passé plusieurs années à faire un fonds abondant. Après cette préparation générale, les préparations particulières coûtent peu; au lieu que, quand on ne s'applique qu'à des actions détachées, on est réduit à payer de phrases et d'antithèses; on ne traite que des lieux communs ; on ne dit rien que de vague; on coud des lambeaux qui ne sont point faits les uns pour les autres ; on ne montre point les vrais principes des choses: on se borne à des raison superficielles, et souvent fausses; on n'est pas capable de mon

1.

Qui didicit patriæ quid debeat et quid amicis,
Quo sit amore parens et frater amandus et hospes,
Quod si conscripti, quod judicis officium, quæ
Partes in bellum missi ducis, ille profecto.... etc.

trer l'étendue des vérités, parce que toutes les vérités générales ont un enchaînement nécessaire, et qu'il les faut connaître presque toutes pour en traiter solidement une en particulier1.

[ocr errors]

De la preuve.
Diverses sortes de preuves.
Sources auxquelles l'orateur les doit puiser.

Le premier devoir de l'orateur est de prouver ce qu'il veut faire adopter à ses juges. La preuve est cette partie de l'éloquence qui s'adresse à la raison; elle doit faire voir, par une suite de propositions rigoureusement enchaînées, le point de départ étant accepté, que le discours conduit au but par une voie légitime. La preuve n'est pas l'éloquence même, mais elle en est la base. « Le dialectique, dit Marmontel, est si j'ose le dire, le squelette de l'éloquence, et c'est avec ce mécanisme, ces articulations, ces leviers, ces ressorts, qu'il faut d'abord qu'un esprit jeune et vigoureux se familiarise. » Le but de la preuve est de faire paraître l'évidence; lorsqu'elle y parvient, elle est irrésistible; car l'homme est ainsi fait, que la lumière de la vérité le contraint, lors même qu'elle ne l'entraîne pas. Il n'y a rien de plus invincible qu'un fait ou une conséquence légitime. On peut être hostile à la vertu, insensible à la passion, on n'est aveugle à la vérité que lorsqu'on ferme les yeux. L'orateur, retranché dans la preuve, est toujours maître du terrain, tandis que les mœurs et les passions peuvent lui faire défaut. Ainsi, quoique la raison ne caractérise pas l'éloquence, elle en est le nerf et la substance.

Il est donc important de bien connaître la nature de la preuve et les sources d'où on peut la tirer.

On prouve de trois manières : par témoignage, par déduction, par induction; la déduction rigoureuse produit

1. Dialogues sur l'éloquence, 1.

« PreviousContinue »