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car toutes ces qualités peuvent se trouver réunies sans produire l'éloquence; l'élément caractéristique, c'est l'émotion qui vient du cœur et qui pénètre le cœur. Si vous n'êtes pas remué, dites hardiment, quel que soit le talent de l'orateur, qu'il n'a pas atteint l'éloquence.

M. P. Caton définissait l'orateur: Vir bonus, dicendi peritus ; et Fénelon a dit : « L'homme digne d'être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. » Cette définition, qui fait de la vertu la condition de l'éloquence, a été combattue par des inductions tirées de la vie des orateurs les plus éloquents: les faiblesses politiques de Cicéron, la pusillanimité de Démosthène, la vénalité de Mirabeau, les aberrations morales de J. J. Rousseau, fournissent de nombreux arguments; mais ces arguments ne sont que spécieux. L'homme, comme dit Montaigne, est ondoyant et divers; souvent il se contredit; sa faible nature donne d'éclatants démentis à ses principes. Tout ce qu'on peut conclure de ces exemples, c'est que la persistance de la vertu n'est pas nécessaire à l'éloquence; mais lorsqu'elle se produit dans tout son éclat, on peut dire avec assurance que l'âme qui l'exprime est maîtrisée par le sentiment du patriotisme, de la justice, de la vertu, de la religion. L'hypocrisie dans l'éloquence ne se conçoit pas; le masque qu'elle prendrait laisserait voir l'acteur derrière l'orateur, et dépouillerait sa parole de toute autorité, de toute puissance. Démosthène était sincère dans sa haine contre Philippe de Macédoine, dans son amour pour la patrie ; Cicéron était intrépide contre Verrès, contre Catilina, contre Antoine; Mirabeau sentait profondément les atteintes que l'arbitraire du pouvoir porte à la dignité de l'homme, et J. J. Rousseau aspirait réellement à la vertu, qu'il n'a pas su pratiquer, comme à la vérité, qu'il ne lui a pas été donné d'atteindre. Maintenons donc l'antique définition de l'orateur, qui doit son éloquence à la manière dont il sent et conçoit la vérité et la vertu. Heureux les orateurs pour qui

cette définition n'a pas besoin d'être commentée, et qui, tels que les apôtres de la chaire chrétienne, les Chrysostome, les Bernard, les Bossuet, les Fénelon, ont pratiqué, sans jamais se démentir, les principes qu'ils fortifiaient par l'autorité de leur éloquence.

De la rhétorique.

La rhétorique est une science d'observation tirée de l'étude de l'esprit humain et des chefs-d'œuvre de l'éloquence. Elle est à l'éloquence ce que les poétiques sont à la poésie, ce que la logique est au raisonnement. Elle est fille de l'art qu'elle enseigne, et elle lui prête de nouvelles forces par ses principes et sa méthode. On définit ordinairement la rhétorique l'art de bien dire, et on ajoute : « Bien dire, c'est parler de manière à persuader; » mais cette définition se confond avec celle de l'éloquence, considérée comme l'art de communiquer l'émotion et la conviction. La théorie de cet art ou la rhétorique renferme un certain nombre de préceptes utiles que les rhéteurs de profession ont multipliés outre mesure, et obscurcis par des distinctions subtiles, par des détails superflus qui fatiguent l'esprit au lieu de l'éclairer et de le fortifier. Dans les règles, ce n'est pas le nombre, mais la simplicité et l'étendue qu'il faut rechercher.

L'effet de l'éloquence est d'émouvoir les passions en opérant la conviction : elle remue le cœur et fait pénétrer la lumière dans l'intelligence. Quels sont les sujets qu'elle traite et les moyens qu'elle emploie pour arriver à ce résultat ? telle est la question complexe à laquelle doit répondre la rhétorique.

La rhétorique constate d'abord les différents genres d'éloquence, qu'elle détermine soit d'après la nature du sujet traité, soit d'après le théâtre même où se produit l'éloquence. Elle examine ensuite les phases diverses de toute composition oratoire, qui débute par la recherche des idées que

renferme le sujet, qui cherche ensuite le meilleur ordre d'exposition, et qui réalise par la parole ce que l'esprit a conçu et ordonné.

La rhétorique énumère et classe les différentes parties de l'invention, de la disposition et de l'élocution, auxquelles nous arriverons successivement, et que nous traiterons dans leur ordre.

Les rhéteurs anciens attachaient une grande importance à une dernière partie que les modernes ont beaucoup négligée, l'action, qui consiste dans les intonations de la voix et les mouvements du corps, et sans laquelle l'éloquence de l'âme serait frappée d'impuissance.

Utilité de la rhétorique.

L'ensemble de ces observations et de ces règles ne donne pas l'éloquence, pas plus que la logique ne donne le jugement, ou les poétiques l'inspiration. L'art ne supplée pas la nature, mais il la dirige. Le soin que des hommes éminents ont donné à l'étude de la rhétorique et l'exemple de Cicéron prouvent que ce n'est pas une science frivole, et que le génie même peut en tirer avantage. Mais il faut avouer qu'elle n'est qu'un métier pour les esprits vulgaires, et que ce métier leur donne les moyens de parler sans les forcer à penser. Or, il n'y a pas de pire engeance que celle des artisans de paroles. La rhétorique en a multiplié le nombre; on peut donc dire que si elle est utile aux esprits bien faits et bien nourris, elle est nuisible dans les esprits faux et creux. C'est la liqueur que le vase améliore ou corrompt, selon sa nature. L'étude sérieuse de la rhétorique donnera aux bons esprits de nouvelles forces mais remarquons bien qu'il faut la digérer avant de s'en servir, et la posséder si bien qu'elle pénètre dans les habitudes de l'esprit pour s'y confondre; de manière qu'elle y soit présente et invisible tout à la fois, comme la lumière qui éclaire et qu'on ne voit pas.

De la division de l'éloquence en trois genres.

Aristote a divisé l'éloquence en trois genres, le délibératif le judiciaire et le démonstratif. Cette division, souvent attaquée comme inexacte, s'est perpétuée dans l'enseignement. Ici nous allons laisser parler un de nos maîtres, M. Patin, qui a reproduit les objections qu'on lui oppose, et rétabli les motifs qui la justifient : « Nous lisons partout qu'il y a trois genres d'éloquence, le genre délibératif, le genre judiciaire et le genre démonstratif : et chaque fois que nous le lisons, il nous vient des doutes sur la justesse de cette division. D'abord ce qu'elle distingue n'est-il pas souvent confondu? n'y a-t-il rien, par exemple, de démonstratif, c'est-à-dire, qui emporte la louange ou le blâme, soit dans le genre délibératif, soit dans le genre judiciaire ? Ensuite cette division n'est-elle pas prise à des sources un peu diverses? tantôt de la destination des œuvres oratoires pour telle ou telle tribune, pour les assemblées politiques et les corps judiciaires; tantôt de la nature même des idées qui composent le discours, comme dans le genre démonstratif dont le caractère est uniquement de louer ou de blâmer? enfin cette division, complète pour les anciens, l'est-elle également pour nous, et peut-on, par exemple, y faire entrer, sans quelque violence, l'éloquence religieuse, qui a paru depuis elle dans le monde, qui n'a certainement rien de judiciaire, qui n'est entièrement ni délibérative ni démonstrative, mais qui est un peu l'un et l'autre? Ces objections, et d'autres qu'on y pourrait joindre, ne paraissent pas sans force contre la division qui nous occupe, tant qu'on ignore sur quel fondement réel repose cette division. Or, c'est ce qu'on demanderait vainement à la plupart des Rhétoriques. Il faudrait remonter jusqu'à celle d'Aristote, où l'on apprendrait que ce partage de l'éloquence en trois genres correspond précisément au partage des grands objets de la pensée le bon ou l'utile, voilà la matière du genre délibératif ; le vrai ou le juste, voilà

la matière du genre judiciaire; le beau et son contraire, voilà la matière du genre démonstratif. Quelle lumière inattendue, quel intérêt nouveau répand cette explication d'un rhéteur philosophe, sur un des préceptes les plus vieux et les plus usés de la rhétorique 1 ! »

En remontant à la source2, on trouvera que cette division s'appuie, non seulement sur la nature de la pensée, mais encore sur la situation particulière de celui qui écoute et sur les différents points de la durée; en effet, celui auquel s'adresse le discours doit ou délibérer, ou juger, ou simplement écouter; en outre, la délibération porte toujours sur l'avenir, le jugement sur le passé ; l'éloge ou le blâme s'appuie ordinairement sur l'état présent des choses. Ainsi la division d'Aristote se rapporte à trois chefs; au rôle spécial de celui qui écoute, au moment de la durée, à la nature de la pensée dans le genre délibératif l'auditeur délibère, il délibère sur le bon ou l'utile et pour l'avenir; dans le genre judiciaire, il juge, et il juge sur le juste et le vrai par rapport au passé; dans le genre démonstratif, il écoute pour approuver ou blâmer dans le présent ce qui lui paraît contraire ou conforme au beau. Peu de divisions ont des racines aussi profondes, des principes aussi solides, des caractères aussi distincts.

La division qui repose sur le lieu où parle l'orateur, et qui distingue l'éloquence de la tribune, du barreau, de la chaire et de l'académie, ne va pas au fond des choses et ne signale qu'un caractère extérieur; ajoutons qu'elle n'indique même pas l'éloquence des livres, qui se rattache à la division d'Aristote par son rapport, soit à l'utile, soit au vrai, soit au beau.

1. Discours sur l'Enseignement historique de la Littérature. Ce discours fait partie d'un volume de MÉLANGES DE LITTÉRATURE ancienne et moderne, dans lequel M. Patin a réuni un grand nombre de morceaux également remarquables par la finesse des aperçus, l'ingénieuse et discrète nouveauté des vues, le judicieux emploi de l'érudition et le charme du langage. C'est un des meilleurs produits de cette école de M. Villemain, gardienne vigilante de la pureté du goût et de la tradition des grands écrivains.

2. Rhétorique d'Aristote. Liv. I, chap. nt, page 40, traduction de M. Gros, inspecteur de l'académie de Paris.

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