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De la poésie.

La poésie précède l'art poétique, de même que l'éloquence devance la rhétorique; et, comme il paraît convenable de s'occuper du fond avant d'aborder la forme, nous essayerons, avant tout, de déterminer ce qu'on entend par poésie.

Le mot poésie implique création; mais, toute création n'étant pas poétique, il faut ajouter un élément caractéristique, qui est l'inspiration. On peut donc dire que, dans l'âme humaine, la poésie est le don de créer avec inspiration, et que, dans les œuvres de l'intelligence, c'est une création inspirée.

Créer, pour l'intelligence de l'homme, n'est pas cette œuvre divine qui consiste à tirer de soi la matière et la forme tout ensemble: c'est seulement employer à réaliser un modèle né dans l'intelligence, des éléments donnés par la nature. Il y a toujours création en ce sens que ce qui n'existait pas arrive à l'existence par voie de conception et de composition 1.

1.

Ainsi donc, dans les arts, l'inventeur est celui
Qui peint ce que chacun put sentir comme lui,
Qui, fouillant des objets les plus sombres retraites,
Etale et fait briller leurs richesses secrètes;

Qui par des nœuds certains, imprévus et nouveaux,
Unissant des objets qui paraissent rivaux,

Montre et fait adopter à la nature-mère

Ce qu'elle n'a point fait, mais ce qu'elle a pu faire ;
C'est le fécond pinceau qui, sûr dans ses regards,
Retrouve un seul visage en vingt belles épars,
Les fait renaître ensemble, et, par un art suprême,
Des traits de vingt beautés forme la beauté même.
A. CHÉNIER.

De l'inspiration.

L'inspiration est un élan de l'àme qui vivifie intérieurement les conceptions de l'intelligence, et qui les pousse au dehors avec une telle puissance, que le poëte, dominé par le besoin de produire, se croit l'instrument d'une force supérieure. Ce phénomène a donné naissance à la théorie platonicienne, qui dépouille le poëte de toute liberté, et qui en fait l'interprète, le ministre du dieu des vers. Ce système mettrait à la charge de l'esprit divin bien des extravagances. Ce qui vient de Dieu, dans la poésie, c'est la vocation, c'està-dire cette influence secrète dont parle Boileau; les poëtes sont libres et responsables. Ce qu'on appelle inspiration n'est que la plénitude de la pensée et l'exaltation des forces de l'intelligence. Lorsqu'un vase est rempli, il déborde au moindre choc; lorsque les développements intérieurs de la pensée ont donné des ailes à l'âme, elle prend son essor et s'envole; mais elle mesure son vol et dirige son essor. C'est par métaphore qu'on dit des poëtes de génie que Dieu les possède, et des rimeurs forcenés qu'ils ont le diable au corps.

Matière et instruments de la poésie.

1

L'objet de la poésie est multiple l'esprit poétique est en contact avec trois mondes divers : l'humanité, la nature et Dieu; c'est à ces trois sources qu'il s'abreuve et s'enivre. La poésie se rencontre dans les événements de l'histoire, dans les passions de l'humanité et dans ses travers, dans le spectacle de la nature et dans la contemplation de la puissance infinie du créateur. Par la combinaison et le choix de ces éléments divers, le poëte peut faire vibrer toutes les cordes de l'âme, exciter l'admiration, l'effroi, la sympathie,

1. Les pages qui suivent, jusqu'au paragraphe qui traite de l'art poétique, sont tirés de mes Essais littéraires, page 407 et suivantes.

arracher des larmes ou provoquer le rire, et produire chez les autres les émotions qu'il éprouve.

Pour arriver à ces différents effets, la poésie ne dispose que de deux instruments, le son et la matière; elle n'a pas d'autres moyens d'expression; elle est ou phonétique ou plastique. Le son est le plus puissant de ses organes; par ses diverses articulations, il se prête à l'expression de tous les sentiments, de toutes les idées, et même à la peinture de toutes les formes physiques; car le langage met en dehors l'âme humaine tout entière avec une admirable précision, et le monde sensible s'incorpore à l'âme par la perception. La musique, qui se forme par les modulations du son, ne convient guère qu'à l'expression des sentiments, mais elle leur prête une merveilleuse puissance. La poésie plastique, c'està-dire la peinture, la sculpture et l'architecture, produit des effets analogues, mais dans une sphère moins étendue. Ces deux formes de la poésie se trouvent réunies et combinées dans les représentations théâtrales et dans les pompes de la liturgie.

But de la poésie.

Le but de la poésie, quelle que soit la forme qu'elle préfère, quel que soit le langage qu'elle emploie, n'est pas l'exacte imitation de la réalité; si elle se plaçait sur ce terrain, elle serait vaincue d'avance dans sa lutte contre le réel, qui aurait toujours sur les productions de sa rivale l'avantage de la vie et du mouvement. La poésie ne peut prétendre à l'empire, et même à l'existence, qu'à la condition de créer; elle ne saurait, comme la divinité, créer les éléments de ses œuvres. Sa création, comme nous l'avons dit, consiste dans le choix et l'assemblage des éléments qui lui sont donnés, et dans la conception d'un idéal dont elle poursuit la réalisation. Lorsqu'elle emprunte ses matériaux à l'histoire, il faut qu'elle ajoute à la réalité par l'enchaînement plus rigoureux des événements, et qu'elle donne une vie nou

velle aux personnages qu'elle met en scène par le relief des caractères et la concentration des sentiments. Si elle se borne à l'expression des émotions de l'âme, il faut qu'elle les relève par l'isolement et l'exaltation, et qu'elle les grave par le choix de mots colorés et pleins d'images. Lorsqu'elle veut rivaliser avec les beautés de la nature physique, elle doit choisir entre les formes déjà marquées du caractère de la grâce, de la beauté et du sublime, et les épurer encore. C'est par là seulement qu'elle se fait un domaine où elle règne souverainement. La poésie n'est pas l'esclave, mais l'émule de la réalité; elle est destinée à créer, et à suivre dans ses créations les procédés de l'intelligence divine. Dieu est le poëte par excellence; il a marqué ses œuvres du triple caractère de l'intelligence, de la force et de l'amour infinis. Les fragments de son œuvre immense qui tombent sous nos sens élèvent la pensée humaine à des conceptions supérieures aux images qu'elle saisit : elle conçoit au delà de ce qu'elle voit, et elle tend à réaliser ce qu'elle a conçu. C'est par là qu'elle a créé cette grande famille idéale dont les figures sont plus vraies que la réalité, puisqu'elles se rapprochent davantage du type divin, dont la société humaine n'est qu'une image altérée; c'est par là qu'elle a surpassé, à l'aide du marbre, de l'airain et des couleurs, la beauté physique éparse dans les ouvrages de la nature; c'est en vertu de la même puissance qu'elle a trouvé ces harmonies ineffables qui semblent un écho des concerts célestes, et qu'elle a dressé ces hardis monuments dont les vastes proportions et l'indestructible solidité sont comme un symbole de l'immensité de l'espace et de l'éternelle durée.

Moralité de la poésie.

Puisque telle est la puissance de la poésie, il n'est pas difficile de reconnaître quelle est sa mission. C'est d'épurer les âmes par le spectacle de la beauté, de les élever par le sentiment de l'admiration; de les aguerrir et de les fortifier Littérature.

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par la peinture des passions, des misères et des grandeurs de l'humanité; en un mot, de les ennoblir et de les tremper plus vigoureusement. C'est aussi, par la conception de l'idéal, de remuer sans cesse le possible, et de pousser indéfiniment le genre humain vers des destinées meilleures. Lorsqu'elle ne s'écarte pas de ce noble rôle, elle est le plus puissant auxiliaire de la morale et le meilleur instrument de civilisation. Sans la poésie, l'humanité, sans cesse courbée vers la terre, resserrée dans le cercle étroit des besoins physiques et des intérêts matériels, ne serait que le complément du règne animal, et non plus l'intermédiaire entre Dieu et la nature. Combien donc sont aveugles et coupables ceux qui la méconnaissent ou qui la dénaturent! Que dire de ces hommes qui détournent la poésie au service des mauvaises passions, qui en font un instrument de blasphème ou de corruption, et qui s'en servent pour énerver et dépraver les âmes? Corruptio boni pessima.

De l'art poétique.

L'art poétique est l'ensemble des règles de composition applicables aux différents genres de poésie : de ces différentes règles, les unes sont générales, les autres particulières.

Les règles les plus générales, et, pour ainsi parler, organiques, sont communes à toutes les œuvres de l'intelligence. Les premières se rapportent à la méthode. Ainsi il y a, avant tout, le choix du sujet, la disposition des parties intégrantes dont il se compose, et l'exécution. Ces trois opérations, dans la composition littéraire, sont consacrées par les noms d'invention, disposition, élocution.

De l'invention.

L'invention est le premier développement de la conception ou idée mère qui doit être étendue et organisée pour produire une œuvre. L'invention consiste à reconnaître les éléments qui sortent naturellement de cette première donnée,

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