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coup d'art. La première règle est de les placer, sous le rapport des idées, dans un ordre progressif; et, sous le rapport des mots, de leur donner une proportion qui plaise à l'oreille. Pour satisfaire l'esprit, la période doit présenter les idées dans une série ascendante; et pour satisfaire l'oreille, elle établira entre les phrases un rapport qui, sans amener la symétrie, produira un rhythme harmonieux. Sur ce dernier point, les règles demanderaient, pour être exactes, des détails infinis. Comme l'oreille est le juge suprême en cette matière, le meilleur conseil à donner, c'est d'étudier les bons écrivains pour se familiariser avec les formes du style harmonieux, et pour y surprendre les secrets du rhythme périodique. La lecture de Massillon, de Fléchier, de Buffon, en apprendra plus aux hommes de goût que tous les préceptes des rhéteurs sur l'étendue des phrases et la quantité des syllabes finales. On verra, dans ces écrivains, que le rapport naturel des propositions et la variété des coupes sont les seules lois qu'ils s'imposent, et que le goût leur indique, selon l'occasion, la place des mots et le rapport des membres de la période.

XVIII.

De l'harmonie du style.

L'harmonie est le concours des mots choisis et disposés de manière à satisfaire l'oreille. Elle comprend l'euphonie et le rhythme1; l'euphonie dérive du son des mots, et le rhythme, de leur arrangement dans la phrase. On sait quelle puissance l'harmonie prête à la pensée; Voltaire a dit :

D'une mesure cadencée

Je connais le charme enchanteur :
L'oreille est le chemin du cœur ;
L'harmonie et son bruit flatteur
Sont l'ornement de la pensée.

L'harmonie des mots dépend surtout du nombre, de la qualité des voyelles et de la souplesse des articulations. Les sons durs sont produits par le rapprochement et la nature des consonnes. Les consonnes gutturales et les nasales sont les plus rebelles à l'harmonie. Le rhythme résulte de la proportion des membres de la phrase et de la place des accents.

Les langues dans lesquelles dominent les voyelles, l'italien, par exemple, et l'espagnol, sont particulièrement euphoniques. Dans les langues chargées de consonnes, on ne pourra atteindre l'harmonie qu'à l'aide du rhythme.

Le français, sous ce double rapport, tient le milieu entre les langues du Nord et celles du Midi. Il n'a pas en même quantité les voyelles pleines et sonores des unes, ni les rudes articulations des autres.

On distingue deux sortes d'harmonie, l'une mécanique, et l'autre imitative. L'harmonie mécanique ne s'adresse qu'à l'oreille; l'harmonie imitative peint l'idée ou l'objet par les sons qu'elle emploie.

1. Boileau n'a recommandé que l'euphonie dans les vers suivants :
Il est un heureux choix de mots harmonieux :
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.

Art poét.

L'harmonie imitative est de deux sortes : elle peint ou par la ressemblance des sons, et, dans ce cas, elle procède par onomatopée, ou par l'analogie des nombres avec l'objet ou le sentiment qu'on veut exprimer. Le vers d'Ennius :

At tuba terribili sonitu taratantara dixit,

est de la première espèce; celui de Virgile :

At tuba terribilem sonitum procul ære canoro
Increpuit,

appartient à la seconde. Voici d'autres exemples:

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?

est un modèle d'harmonie imitative par onomatopée. L'imitation tient à la nature des sons plutôt qu'au mouvement du rhythme. C'est le rhythme, au contraire, qui peint la rapidité dans le vers suivant :

Le chagrin monte en croupe et galope avec lui;

et la lenteur dans ceux-ci :

Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque indolent.

C'est encore la marche du rhythme qui exprime l'effort dans la période qu'on va lire :

Sur un chemin montant, sablonneux, malaisé,

Et de tous les côtés au soleil exposé,

Six forts chevaux tiraient un coche :
L'attelage suait, soufflait, était rendu.

Ce vers de Saint-Lambert, dans la description d'un orage:
Et la foudre en grondant roule dans l'étendue,

présente la réunion de l'harmonie imitative par le rhythme et l'onomatopée.

L'harmonie imitative par onomatopée n'est souvent qu'un jeu puéril. Le chevalier Piis, homme d'esprit, mais poëte médiocre, a fait, sur ce sujet et dans ce genre, un poëme assez long dont les nombreuses onomatopées prouvent com

bien est facile cette sorte d'imitation matérielle'. Celle qui procède par l'emploi des nombres est le secret des maîtres.

Les grands écrivains ont souvent employé, outre l'harmonie mécanique, qui ne leur fait jamais défaut, cette sorte d'harmonie imitative qui consiste dans le rapport des nombres avec la pensée. L'art de Fléchier l'a trouvée en la cherchant; le génie de Bossuet l'a souvent rencontrée sans la chercher jamais. Ecoutons sur ce sujet Marmontel2, qui a traité avec supériorité toutes les questions relatives à la prosodie et à l'harmonie.

<< On va voir quel effet produisent, dans le style, des nombres placés à propos : « Cet homme, dit Fléchier dans l'orai«< son funèbre de Turenne; cet homme que Dieu avait mis « autour d'Israël, comme un mur d'airain où se brisèrent << tant de fois toutes les forces de l'Asie..., venait, tous les << ans, comme les moindres Israélites, réparer, avec ses mains « triomphantes, les ruines du sanctuaire. » Il est aisé de voir avec quel soin l'analogie des nombres, relativement aux images, est observée dans tous les repos; pour fonder un mur d'airain, il a choisi le grave spondée; et pour réparer les ruines du sanctuaire, quels nombres majestueux il a pris! Si vous voulez en mieux sentir l'effet, substituez à ces mots des synonymes qui n'aient pas la même cadence; supposez victorieuses à la place de triomphantes; temple au lieu de sanctuaire: Il venait tous les ans, comme les moindres Israélites, réparer, avec ses mains victorieuses, les ruines du temple, vous ne retrouverez plus cette harmonie qui vous a frappé. « Ce vaillant

1. Du Bartas en présente quelques exemples baroques, par exemple, lorsqu'il dit que le cheval

Le champ plat bat, abat, détrappe, grappe, attrape

Le vent qui va devant;

ou lorsqu'il imite le chant de l'alouette :

La gentille alouette avec son tire-lire

Tire l'ire aux fâchés, et, d'une tire, tire

Vers le pôle brillant,

2. Éléments de Littérature.

<«< homme, repoussant enfin avec un courage invincible les «<ennemis qu'il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le «<coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triom« ee phe. » Que ce soit par sentiment ou par choix que l'orateur a peint cette mort imprévue par trois ïambes, reçut le coup mortel, et qu'il a opposé la rapidité de cette chute, comme enseveli, à la lenteur de cette image, dans son triomphe, où deux nasales sourdes retentissent lugubrement, il n'est pas possible d'y méconnaître l'analogie des nombres avec les idées.

<< Bossuet n'a pas donné une attention aussi sérieuse au choix des nombres son harmonie est plutôt dans la coupe des périodes, brisées ou suspendues à propos, que dans la lenteur ou la rapidité des syllabes; mais ce qu'il n'a presque jamais négligé dans les peintures majestueuses, c'est de donner des appuis à la voix sur des syllabes sonores et sur des nombres imposants. « Celui qui règne dans les cieux, et de qui << relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la « majesté et l'indépendance, etc. » Qu'il eût placé l'indépen– dance avant la gloire et la majesté, que devenait l'harmonie? «Il leur apprend, dit-il en parlant des rois, il leur apprend« leurs devoirs d'une manière souveraine et digne de lui. » Qu'il eût dit seulement d'une manière digne de lui, ou d'une manière absolue et digne de lui, l'expression perdait sa gravité : c'est le son déployé sur la pénultième de souveraine qui en fait la pompe. « Si elle eut de la joie de régner sur une .« grande nation, dit-il de la reine d'Angleterre, c'est parce << qu'elle pouvait contenter le désir immense qui sans cesse la « sollicitait à faire du bien. » Retranchez l'épithète immense, substituez-y celle d'extrême, ou telle autre qui n'aura pas cette. nasale volumineuse, l'expression ne peindra plus rien. Examinons du même orateur le tableau qui termine l'oraison funèbre du grand Condé : « Nobles rejetons de tant de rois, « lumières de la France, mais aujourd'hui obscurcies et cou« vertes de votre douleur comme d'un nuage, venez voir le « peu qui vous reste d'une si auguste naissance, de tant de

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