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portrait d'Onuphre, il a flétri le faux zèle qui s'acharne contre la vérité, dans l'énergique et rapide esquisse où il a tracé le caractère de Voët, persécuteur de Descartes. « M. Descartes a prouvé démonstrativement l'existence d'an Dieu, l'immortalité de nos âmes,... et notre siècle lui a des obligations infinies. Voici cependant qu'il s'élève un petit homme, ardent et véhément déclamateur, respecté des peu

récitent force prières, qu'ils portent les cheveux courts, qu'ils jeùnent, qu'ils donnent l'aumône, peuvent être entièrement parfaits, et s'imaginent qu'ils sont si grands amis de Dieu, qu'ils ne sauraient rien faire qui lui déplût, et que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu'elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d'exterminer des peuples entiers pour cela seul qu'ils ne suivent pas leurs opinions. »

L'Onuphre de La Bruyère a ceci de commun avec les gens que pousse un faux zèle, qu'il est rempli d'une secrète satisfaction de lui-même. « S'il entend des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à la chapelle, avec moins de silence que dans l'antichambre, il fait plus de bruit qu'eux pour les faire taire: il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu'il fait de ces personnes avec lui-même, et où il trouve son compte. » Le rôle qu'il joue ici rappelle la prière du pharisien: «Mon Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes. >>> (Luc. xviii, 14.) On sait que l'Évangile représente les pharisiens comme des orgueilleux et des hypocrites. L'orgueil, l'hypocrisie, la superstition et le fanatisme ne se trouvent pas toujours réunis, mais sont parfaitement conciliables. Observons, en passant, que le mot bigot avail, au dix-septième siècle, plus d'extension qu'aujourd'hui. D'après Ménage, Richelet et Furetière, il signifie nonseulement un dévot outré et superstitieux, mais de plus un faux dévot et un hypocrite.

ples à cause du zèle qu'il fait paraître pour leur religion; il compose des livres pleins d'injures contre lui, et il l'accuse des plus grands crimes, etc. >>

Comme le grand philosophe n'efface pas dans Malebranche le grand prosateur, le merveilleux artisan de langage ne fait pas non plus disparaître en La Bruyère le penseur original et profond. N'est-ce pas être tel que d'exprimer continuellement des pensées qui saisissent, attachent et font méditer? Or ce mérite n'éclate-t-il pas partout dans ses Caractères ? A la vérité, ni le tour d'esprit ni le genre d'écrire de l'auteur ne comportaient le rigoureux enchaînement d'idées qu'on admire dans Malebranche. Mais une fois sa manière admise (et qui ne l'admettrait pas ?), quelle sûreté de bon sens, quel art d'agréer sans cesse par divers moyens, quels trésors inépuisables de sentiments, d'idées, d'images, de tournures et d'expressions! Son génie est moins vaste, mais aussi il est moins subtil que celui de Malebranche.

Si l'on feuilletait avec quelque attention des ouvrages de ses contemporains dont la plupart ne sont guère lus aujourd'hui, tels que Mlle de Scudéry, Bouhours, Rapin, Méré, Chevreau, Esprit, Furetière, La Mothe Le Vayer, Saint-Évremond, etc., on y trouverait sans doute plus d'un terme de comparaison avec des passages des Caractères. Faut-il s'en étonner, quand leur auteur n'a pas même dédaigné quel

Voir ci-dessus, p. 17.

quefois d'aller chercher son bien dans des ouvrages au-dessous du médiocre, quand il a pris l'idée

1 Du souverain ou de la république, xí1. - Histoire du ministère du cardinal de Richelieu, 2e partie, p. 264-266. Suivant la copie imprimée à Paris, M. DCLII, petit in-12. (Par Vialart.) – Pic, auteur d'un traité de morale, pour lequel il obtint un privilége le 18 août 1680, et qu'il publia sous ce titre : Les devoirs de la vie civile dédiés au roi, parle en un endroit de ce livre de ce qui rend insupportables la plupart des jeunes gens qui sont nouveaux dans le monde. « C'est qu'ils veulent briller partout, qu'ils s'entêtent ridiculement de la cour, et qu'ils en imitent mal les manières lorsqu'ils reviennent à la ville; qu'ils se font un mérite d'être magnifiques en habits, en équipages, et qu'ils se rendent encore plus ridicules par les mauvais modèles qn'ils imitent légèrement, et sans les connaître que par leurs propres défauts. » (Tom. 1, p. 199200.) La Bruyère a-t-il lu ces lignes, et d'abord ont-elles paru avant la première édition des Caractères? L'exemplaire dont nous les tirons a été imprimé à Lyon en 1700 (2 tomes en 1 vol. pet. in-12); c'est une nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée. Il se peut donc faire que Pic les ait écrites après avoir lu La Bruyère. D'un autre côté, celui-ci peut les avoir lues comme tant de livres médiocres sur les mœurs de son siècle. Quoi qu'il en soit, il n'avait pas besoin d'un pareil secours pour avoir l'idée de critiquer les jeunes fats dont l'impertinence travestissait à la ville les manières de la cour. Il avait assez de modèles sous les yeux pour songer de lui-même à les mettre en scène. En tout cas, ce qui est resté chez Pic à l'état d'ébauche a donné lieu sous la plume de La Bruyère à des traits dignes de son génie. Telles sont ses remarques sur << un certain nombre de jeunes magistrats que les grands biens et les plaisirs ont associés à quelques-uns de ceux qu'on nomme à la cour de petits maîtres; ils les imitent, ils se tiennent fort au-dessus de la gravité de la robe, et se croient dispensés par leur âge et par leur fortune, d'être sages et modérés. Ils prennent de la cour ce qu'elle a de pire; ils s'approprient la vanité, la mollesse, l'intempérance, le libertinage, comme si tous ces vices lui étaient dus; et, affectant ainsi un caractère éloigné de celui qu'ils ont à soutenir, ils deviennent entin, selon leurs souhaits, des copies fidèles de très-méchants originaux. » (De la ville, v11). Incontinent après, la Bruyère pour

première de son portrait du ministre ou du plénipotentiaire, de celui qu'il appelle un caméléon, uu Protée, dans l'énumération diffuse qu'un froid

suit le développement de la même idée par un contraste empreint d'une ironie sobre, contenue, et par cela même plus incisive: << Un homme de robe à la ville, et le même à la cour, ce sont deux hommes: revenu chez soi, il reprend ses mœurs, sa taille et son visage qu'il y avait laissés : il n'est plus si embarrassé, ni si honnête. » (De la ville, vin.) Il a reproduit sous un nouvel aspect sa mordante et spirituelle critique, lorsqu'il a représenté ce magistrat apprenti chasseur qui, « avec quelques mauvais chiens, aurait envie de dire ma meute, » qui « sait un rendez-vous de chasse, >> qui « s'y trouve, » qui croit y avoir du plaisir, qui « oublie lois et procédure >> au point de devenir un Hippolyte, » qui« le lendemain à sa chambre, où l'on va juger une cause grave et délicate, se fait entourer de ses confrères, leur raconte comme il n'a point perdu le cerf de meute, » qui, pressé par l'heure, «< achève de leur parler des abois et de la curée, et court s'asseoir avec les autres pour juger. » (De la ville, x.) Il s'y est, comme on voit, convenablement préparé, et ses confrères se sont bien recueillis, ainsi que lui, pour décider de la vie, de l'honneur et des intérêts de leurs semblables. Voilà comment à propos d'une critique des plus légères en apparence, La Bruyère grave au fond des âmes une leçon morale à jamais ineffaçable. C'est là un des procédés qui lui sont familiers. Autant Pic a été vague et superficiel dans sa critique des jeunes citadins, singes des courtisans, autant la Bruyère a été précis et profond dans l'expression d'un ridicule qu'il a appliqué aussi bien aux femmes qu'aux hommes, à celles dont la fatuité, mauvaise imitation de la cour, « est quelque chose de pire que la grossièreté des femmes du peuple, et que la rusticité des villageoises, » car <«<elle a sur toutes deux l'affectation de plus. » C'est à elles qu'il a songé dans cette vive et fidèle peinture d'un des ridicules les plus répandus de son temps: « Le rebut de la cour est reçu à la ville dans une ruelle, où il défait le magistrat, même en cravate et en habit gris, ainsi que le bourgeois en baudrier, les écarte, et devient maître de la place: il est écouté, il est aimé: on ne tient guère plus

panégyriste de Richelieu avait faite longtemps avant lui des qualités nécessaires à un ambassadeur?

La Bruyère ne s'est pas contenté de puiser à des sources peu connues; il a su rester original en imitant de grands écrivains. C'est ce qu'il a été dans les endroits où il a suivi les traces de Malebranche.

d'un moment contre une écharpe d'or et une plume blanche, contre un homme qui parle au roi et voit les ministres. (Voir Molière, le Bourgeois gentilhomme, acte 111, sc. 3.) Il fait des jaloux et des jalouses, on l'admire, il fait envie: à quatre lieues de là il fait pitié.>> (Des femmes, xxIx.) De pareils tableaux ont, comme les comédies de Molière, le double avantage de peindre les travers d'une époque et des défauts inhérents à la nature humaine. S'ils n'offrent à la postérité qu'une étude attrayante et utile, ils ne laissèrent pas toujours ceux qu'ils représentaient calmes spectateurs des portraits où le public les reconnaissait. Dans un des livres anonymes qui parurent en si grand nombre sous Louis XIV, le financier Bouin, un de ces partisans que flétrit la plume vengeresse de La Bruyère, s'entretient avec Colbert aux Champs Elysées et lui dit au sujet du grand peintre des mœurs de son temps: « Il est défunt, grâces à Dieu, ce qui empêchera bien des gens de tomber dorénavant sous sa main. » Il exprime là un sentiment que durent éprouver en effet beaucoup de ceux qui à leur insu avaient posé comme modèles devant l'auteur des Caractères. L'ouvrage que nous venons d'indiquer a pour titre: La politique du cardinal Portocarrero découverle: suivie de trois entretiens de M. Colbert avec Bouin sur le partage de la monarchie d'Espagne et de plusieurs choses arrivées en France sous le règne de Louis XIV. A Madrit (sic), chez Pierre Marteau, 1709. (1 vol. pet. in-12.) Ce que nous en avons cité est à la page 50 du premier entretien.

Clermont, typ. Ferd. Thibaud.

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