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choses qui »> peuvent « être connues jusques à un certain point, et qui au delà sont inexplicables. >> Quelle que soit la justesse de ces critiques, Malebranche a exercé sur La Bruyère une influence qu'on n'a pas encore remarquée 1. Celui-ci a développé, résumé, contredit, modifié divers passages de celui-là. On le voit dès le début du livre des Caractères.

« Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes 2. >> Longtemps auparavant Malebranche avait écrit: 3 Il n'y a point de science qui ait tant de rapport à nous que la morale... Cependant il y a six mille

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Ont paru pour la première fois: La Recherche de la vérité de Malebranche, en 1675; son Traité de morale, en 1684; les Caractères de La Bruyère, en 1688. 2 Des ouvrages de l'espril, 1.

3 Recherche de la vérité, iv, 2, 3. « Si l'on juge par le passé de l'avenir, dit La Bruyère (Des jugements, vii), quelles choses nouvelles nous sont inconnues dans les arts, dans les sciences, dans la nature, et j'ose dire dans l'histoire! quelles découvertes ne fera-t-on point? quelles différentes révolutions ne doivent pas arriver sur toute la face de la terre dans les États et dans les empires? Quelle ignorance est la nôtre, et quelle légère expérience que celle de six ou sept mille ans ! » Le même homme qui a vu par la pensée le champ en quelque sorte illimité qui est ouvert aux progrès de l'esprit humain, a repoussé avec une piquante énergie les contempteurs des anciens et accueilli avec une respectueuse reconnaissance les ouvrages de l'antiquité sur les mœurs.

ans qu'il y a des hommes, et cette science est encore fort imparfaite. »

Plein d'un dédain raisonné pour les doctrines de la philosophie ancienne, Malebranche est moins sensible aux beautés littéraires des écrivains de l'antiquité qu'aux découvertes de la science moderne. Son génie, tout fécond qu'il est, ne tient pas un compte suffisant de l'étude des lettres et des lois auxquelles est soumise la culture de l'âme humaine. Il a cela de commun avec certains esprits, que l'amour de la vérité scientifique rend exclusifs et éloigne de tout ce qui est en dehors de son domaine. Son système d'éducation, contraire à celui que l'expérience des siècles a consacré, devance à certains égards' l'Émile de Rousseau. Des principes vrais s'y mêlent à des paradoxes.

Il prescrit de « ne point charger la mémoire des enfants de mille faits peu utiles, mais de leur faire clairement comprendre les principes certains des sciences solides, de les accoutumer à contempler les idées claires, et surtout à distinguer l'âme du corps2. >>

Livre : « On sera surpris que je compte l'étude des langues au nombre des inutilités de l'éducation; mais on se souviendra que je ne parle ici que des études du premier âge; et, quoi qu'on puisse dire, je ne crois pas que jusqu'à l'âge de douze ou quinze ans, nul enfant (les prodiges à part) ait jamais vraiment appris deux langues. »

1 Traité de morale, ire partie, 10, § 10, 11, 13, 14, 15.

Comme << on meurt à dix ans aussi bien qu'à cinquante ou à soixante, » il se demande «< ce que deviendra à la mort un enfant dont le cœur se trouvera déjà corrompu, à quoi lui servira dans l'autre monde de savoir parfaitement la géographie de celui-ci, et dans l'éternité les époques du temps. >>

Les sciences de mémoire lui paraissent confondre l'esprit, troubler les idées claires et inspirer naturellement de l'orgueil; « car l'âme se grossit et s'étend, pour ainsi dire, par la multitude des faits dont on a la tête pleine. » Ce n'est pas qu'il méprise << absolument » l'histoire, mais il n'en permet l'étude que « lorsqu'on se connaît soi-même, sa religion, ses devoirs; lorsqu'on a l'esprit formé, et que par là on est en état de discerner, du moins en partie, la vérité de l'histoire des imaginations de l'historien. »

Il ne permet d'étudier les langues que « lorsqu'on est assez philosophe pour savoir ce que c'est qu'une langue, lorsqu'on sait bien celle de son pays, lorsque le désir de savoir les sentiments des anciens nous inspire celui de savoir leur langage, parce qu'alors on apprend en un an ce qu'on ne peut sans ce désir apprendre en dix. Il faut être homme, Chrétien,. Français, avant que d'être grammairien, poète, historien, étranger. >>

Recherche de la vérité, 1, 3.

Il plaint les pauvres enfants qu'on élève « comme des citoyens de l'ancienne Rome et qui en auront le langage et les mœurs, » qui savent par cœur «<les termes mystérieux et inintelligibles d'Aristote le discoureur, » qui peuvent « également soutenir l'erreur et la vérité, sans les discerner l'une de l'autre. >>

Le passage suivant de La Bruyère est la réfutation d'une partie de ce système : « L'on ne peut guère charger l'enfance de la connaissance de trop

1 De quelques usages, LXXI. Montaigne, dans son admirable chapitre de l'institution des enfants (Essais, 1, 25), a inspiré Malebranche et l'auteur d'Émile, comme il a été lui-même guidé par Rabelais (Gargantua, 11, 25, et Pantagruel, 11, 8), lorsqu'il a recommandé d'exercer le corps aussi bien que l'esprit de l'enfant, lorsqu'il a dit que «<şa leçon se fera tantôt par devis, tantôt par livre, » lorsqu'il a passé en revue les connaissances qui lui sont nécessaires. Il veut << former non un grammairien ou un logicien, mais un gentilhomme» (traduisez un homme dans le langage de Malebranche et de Rousseau). « Que notre disciple, dit-il, soit bien pourveu de choses, les parolles ne suyvront que trop: il les traisnera, si elles ne veulent suyvre. » Cependant le charmant récit que fait Montaigne de la manière dont il apprit les langues, à commencer par le latin, et dont il se forma l'esprit par ses lectures, justifie de tout point la théorie de La Bruyère sur l'étude des langues et sur l'âge auquel on doit l'entreprendre. Est-il possible d'ailleurs de ne pas se pourvoir de choses, comme le veut Montaigne, en même temps qu'on se pourvoit de mots? Rabelais sert aussi à justifier La Bruyère. Voyez dans quel ordre il présente les objets qu'on doit connaître successivement. « Mon fils, écrit le bon Gargantua à Pantagruel, je t'admoneste que employes ta jeunesse a bien proufficter en estude et en vertus..... J'entends et veulx que tu apprennes les langues parfaictement....; qu'il n'y ait hystoire que tu ne tiennes en memoire

de langues... elles sont utiles à toutes les conditions des hommes, et elles leur ouvrent également l'entrée ou à une profonde ou à une facile et agréable érudition. Si l'on remet cette étude si pénible à un Age un peu plus avancé, et qu'on appelle la jeunesse, ou l'on n'a pas la force de l'embrasser par choix, ou l'on n'a pas celle d'y persévérer; et si l'on y persévère, c'est consumer à la recherche des langues le même temps qui doit être consacré à l'usage que l'on en doit faire; c'est borner à la science des mots un âge qui veut déjà aller plus loin et qui demande des choses; c'est au moins avoir perdu les premières et les plus belles années de sa vie. Un si grand fonds ne se peut bien faire que lorsque tout s'imprime dans l'âme naturellement et profondément; que la mémoire est neuve, prompte et fidèle; que l'esprit et le cœur sont encore vides de passions, de soins et de désirs. >>

Ces idées, immortelles comme le bon sens et l'expérience, ont besoin d'être rappelées à toutes les époques et particulièrement à la nôtre. Elles se modifient, il est vrai, d'âge en âge, pour s'approprier

presente..... Des arts liberaulx, geometrie, arithmeticque et musicque, je t'en donnay quelque goust quand tu estoys encores. petit en l'eage de cinq à six ans poursuys le reste..... Du droict civil, je veulx que tu sçaiches par cueur les beaulx textes, et me les conferes avecques philosophie, etc. » Rabelais a daté cette lettre de Utopie. Que d'idées pourtant en sont praticables et ne sont peut-être pas encore assez mises en pratique!

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