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l'aurore ne sont pas si doux que

de la gloire. >>

les premiers regards

Au surplus, La Bruyère n'a voulu retracer de ce sujet à deux faces que ce que lui a dicté la haine des maux causés aux hommes par le désir de briller d'un vain éclat dans le présent et dans l'avenir. Sa pensée est incomplète, mais elle a son originalité et sa force'.

Malebranche a signalé avec une admirable énergie les dispositions que la réputation d'être riche, savant, vertueux produit dans l'imagination de ceux qui nous environnent. «Elle les abat à nos pieds, ditil, elle les agite en notre faveur ; elle leur inspire tous les mouvements qui tendent à la conservation de notre être et à l'augmentation de notre grandeur 2. »

כן

Il a poussé le développement de son idée plus loin que La Bruyère. Il ne lui a pas suffi d'en voir le côté défavorable; il a voulu aussi faire ressortir le bien

Elle peut se compléter par ce qu'il a dit de l'influence de la gloire sur la valeur des soldats. Voir ci-dessus, p. 44. On peut appliquer à La Bruyère le mot de Tacite: «La gloire est la dernière passion du sage. » Lui aussi il a été sensible à l'éclat de la vraie gloire, et c'est bien à elle qu'il songe quand il dit de l'émulation qu'elle << rend l'âme féconde, la fait profiter des grands exemples et la porte souvent au-dessus de ce qu'elle admire. » (De l'homme, LXXXV). C'est ce mobile-là qui, selon La Bruyère lui-même, peut transformer un Thersite en Achille.e. — « Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu.» (Des biens de fortune, LVIII.) 2 Recherche de la vérité, iv, 6, § 1.

moral qu'on peut tirer de l'amour de la gloire pour la recherche de la vérité. C'est dans cette vue qu'il a dit : « La passion de la gloire se pouvant rapporter à une bonne fin, il est peut-être permis à quelques personnes de se servir, en certaines rencontres, de cette passion pour rendre l'esprit plus attentif1. » Il est vrai qu'il ne l'a dit qu'avec une réserve et avec des restrictions qui montrent en lui, comme en La Bruyère, un homme qui se tient en garde contre les excès d'une passion souvent funeste.

C'était au reste la pensée de la plupart des grands esprits en France au dix-septième siècle, pensée toute chrétienne dans des hommes tels que Pascal, Malcbranche, Bossuet et La Bruyère. Une semblable disposition devait les éloigner et les éloigna en effet du stoïcisme, de cette doctrine philosophique qui prétendit, chez les anciens, être la seule école de la grandeur d'âme, de la vraie vertu et de la solide gloire. La Rochefoucauld lui-même avait écrit en 1665 cette réflexion, qu'il supprima plus tard à la vérité « Les philosophes, et Sénèque surtout, n'ont point ôté les crimes par leurs préceptes, ils n'ont fait que les employer au bâtiment de l'orgueil2. » Tout pleins de l'esprit de leur siècle et de leurs propres convictions, Malebranche et La Bruyère ont

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été beaucoup plus frappés des excès du stoïcisme qu'ils n'en ont admiré la grandeur et la force.

Cinq fois Malebranche est revenu à la charge contre cette doctrine, et c'est à peine s'il croit, malgré ces attaques réitérées, avoir épuisé tous ses traits contre elle, Tantôt il accuse les stoïciens d'avoir cru que le plaisir et la douleur sensible n'étaient point dans l'âme, mais seulement dans le corps; tantôt il se raille de l'idée que Sénèque veut nous donner de son sage, et du magnifique portrait qu'il fait de Caton, portrait « trop beau pour être naturel; » tantôt il se rit des vains efforts et de la vaine éloquence des stoïciens pour prouver qu'on peut être heureux au milieu des douleurs les plus violentes, et qu'on peut être malheureux au milieu des plus grands plaisirs; tantôt il tourne en ridicule leurs prétendues preuves démonstratives que la douleur n'est pas un mal; tantôt il réduit au néant leurs prétentions hautaines dans une grave et intéressante analyse des

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1 Recherche de la vérité, 1, 17, § 3; 11, 5e partie, 4; Iv, 10, § 1; 4. - Montaigne (Essais, 1, 36; п, 10, 11, 12); Descartes (Discours de la méthode, ire et 5e parties); Pascal (Pensées, art. vi, 1); La Foutaine (Fables, x11, 20); Montesquieu (De l'Esprit des lois, xxiv, 10); Voltaire (Éd. Beuchot, xII, p. 84. p. 96; vш, p. 118-119; xxvi, p. 185; XLII, p. 601) ont porté sur le stoïcisme des jugements ou contraires ou favorables à cette doctrine. Cette diversité d'idées tient tout ensemble aux divers aspects dont le sujet est susceptible et aux diverses dispositions, soit intellectuelles, soit morales de ceux qui l'ont appréciée tour à tour et de leurs contemporains.

mobiles qui les entraînent. « Leur orgueil leur soutient le courage, mais il n'empêche pas qu'ils ne souffrent effectivement la douleur avec inquiétude et qu'ils ne soient misérables. Ainsi l'union qu'ils ont avec leur corps n'est point détruite ni leur douleur dissipée; mais c'est que l'union qu'ils ont avec les autres hommes fortifiée par le désir de leur estime, résiste en quelque sorte à cette autre union qu'ils ont avec leur propre corps. La vue sensible de ceux qui les regardent et auxquels ils sont unis, arrête le cours des esprits qui accompagnent la douleur, et efface sur leur visage l'air qu'elle y imprimait; car, si personne ne les regardait, cet air de fermeté et de liberté d'esprit s'évanouirait incontinent. Ainsi, les stoïciens ne résistent en quelque façon à l'union qu'ils ont avec leur corps qu'en se rendant davantage esclaves des autres hommes auxquels ils sont unis par la passion de la gloire 1. »

« Leur félicité, dit-il ailleurs 2, n'était qu'une idée; puisqu'il n'y a point de félicité sans plaisir, et qu'ils ne pouvaient goûter de plaisir dans les actions d'une solide vertu. Ils sentaient bien quelque joie en suivant les règles de leur vertu imaginaire, parce que la joie est une suite naturelle de la connaissance qu'a notre âme qu'elle est dans le meilleur état où elle puisse être. Cette joie de l'esprit pouvait leur soutenir le courage pour quelque temps, mais elle n'était

Recherche de la vérité, v,

2.

Recherche de la vérité, v, 4,

pas assez forte pour résister à la douleur et pour vaincre le plaisir. L'orgueil secret, et non pas la joie faisait bonne mine, et lorsqu'ils n'étaient plus en vue, ils perdaient toute leur sagesse et toute leur force, comme ces rois de théâtre qui perdent toute leur grandeur en un moment. >>

La lutte de Malebranche contre le stoïcisme aboutit toujours au même terme, mais il l'a incessamment diversifiée. La Bruyère a mis à profit ses idées, sans adopter sa méthode. Il admet ses théories raisonnées, il les sous-entend, il les trouve peut-être même parfois trop subtiles, en tout cas il les juge à bon droit incompatibles avec sa manière d'écrire. Il en résume les principales vérités en une page substantielle, où la vigoureuse concision du bon sens égale la perfection des spirituels détails.

1

<< Le stoïcisme est un jeu d'esprit, et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvait rire dans la pauvreté; être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente, qui ne devait ni réjouir, ni rendre triste, sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir ni jeter une seule larme; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils

De l'homme, III.

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