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la cour et des grands, des misères qui saisissent le cœur, du sort des paysans, de quelques usages! » Je ne balance pas, s'écrie-t-il, je veux être peuple! »

Longtemps avant la fin de l'ancien régime, il a écrit que « la question est une invention merveil leuse et tout à fait sûre pour perdre un innocent qui a la complexion faible et sauver un coupable qui est né robuste ; » longtemps auparavant, il il a dit que «< celui qui sollicite son juge ne lui fait pas honneur 2; >> longtemps avant les réformes de nos codes, il a signalé, en quelques lignes, où l'ironie le dispute au sérieux, l'interminable longueur des procès d'alors. << Orante plaide depuis dix ans entiers en règlement de juges, pour une affaire juste, capitale, et où il y va de toute sa fortune; elle saura peut-être, dans cinq années, quels seront ses juges, et dans quel tribunal elle doit plaider le reste de sa vie 3. » Longtemps avant

'Comp. Voltaire, Dict. phil., art., question, torture, et passim. - Montesquieu, Esprit des lois, vi, 17. — Montaigne, Essais, 11, 5: « C'est une dangereuse invention que celle des gehennes, et semble que ce soit plutôt un essay de patience que de vérité. »

2 Ou celui qui sollicite un juge l'exhorte à remplir son devoir et alors il lui fait une insulte, ou il lui propose une acception de personnes et alors il veut le séduire (J.-J. Rousseau, Lettre à d'Alembert, p. 69 de l'éd. originale. Amsterdam, 1758, in-8°.)

Le Philinte de Molière n'a pas, on le sait, les mêmes scrupules. Voir le Misanthrope, acte 1, sc. I. Cf. Voltaire parlant de la jurisprudence anglaise dans l'A. B. C, 15e entretien : « Les plaideurs ne sollicitent jamais leurs juges, ce serait leur dire, je veux vous séduire. » Tom. xLv, p. 114-115. — 3 De quelques usages, XLI.

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Voltaire, il a mis à nu l'inconséquence de ses compa-. triotes dans leurs procédés envers les comédiens 1 dont on pense comme les Romains, avec qui l'on vit comme les Grecs; » longtemps avant lui il a opposé notre état social à celui des Romains : « Chez nous, le soldat est brave, et l'homme de robe est savant, nous n'allons pas plus loin. Chez les Romains, l'homme de robe était brave, et le soldat était savant un Romain était tout ensemble et le soldat et l'homme de robe 2. » — « Un innocent condamné, écrit-il quelque part 5, est l'affaire de tous les honnêtes. gens. » Par cette noble pensée, La Bruyère devance encore l'écrivain qui défendit les Calas et tant d'au

tres.

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Il a remarqué qu'un homme né chrétien et Fran

Comp. Voltaire, passim.

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2 Du mérite personnel, xxx. << Comme nous valons infiniment mieux que les anciens Romains .., il a fallu que dans la patrie des Gaules que nous habitons, nous partageassions en plusieurs petites portions, les talents que les Romains unissaient. Le même homme était chez eux avocat, augure, sénateur et guerrier. Chez nous un sénateur est un jeune bourgeois qui achète à la taxe un office de conseiller, soit aux enquêtes, soit en cour des aides, soil au grenier à sel, selon ses facultés : le voilà placé pour le reste de sa vie, se carrant dans son cercle dont il ne sort jamais, et croyant jouer un grand rôle sur le globe. » (Voltaire, t. xxvi, p 238, Dict. phil., art. avocats). 3 De quelques usages, LII. Des ouvrages de l'esprit, LXV.

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- Il n'est pas jusqu'à l'éloge

que La Bruyère a fait de Louis XIV, qui ne contienne, sous la forme de louanges, de salutaires leçons adressées à tous les souverains.

çais se trouve contraint dans la satire, » οἱ « les grands sujets lui sont défendus. » On sent en le lisant combien sa remarque s'applique à lui-même, combien il aimerait mieux pouvoir traiter de tels sujets, que de les entamer quelquefois, et de se détourner << ensuite sur de petites choses qu'il relève par la beauté de son génie et de son style. »

Malebranche a observé la différence de sentiments et d'idées que produit parmi les hommes la différence de leurs conditions, et il a dit avec raison: « Les grands tiennent à bien plus de choses que les autres, leur esclavage a plus d'étendue. Un général d'armée tient à tous ses soldats, parce que tous ses soldats le considèrent. C'est souvent cet esclavage qui fait sa générosité, et le désir d'être estimé de tous ceux à qui il est en vue l'oblige souvent à sacrifier d'autres désirs plus sensibles ou plus raisonnables'. >>

La Bruyère a donné à l'observation de Malebranche plus de mordant et de relief, plus d'étendue et de portée. « S'il est vrai 2 qu'un grand donne plus à la fortune lorsqu'il hasarde une vie destinée à couler dans les ris, le plaisir et l'abondance, qu'un particulier qui ne risque que des jours qui sont misérables, il faut avouer aussi qu'il a un tout autre dédommagement, qui est la gloire et la haute répu

1 Recherche de la vérité, v, 2. 2 Des grands, XLI.

tation. Le soldat ne sent pas qu'il soit connu ; il meurt obscur et dans la foule. Il vivait de même, la vérité, mais il vivait, et c'est l'une des sources du défaut de courage dans les conditions basses et serviles. Ceux, au contraire, que la naissance démêle d'avec le peuple et expose aux yeux des hommes, à leurs censures et à leurs éloges, sont même capables de sortir par effort de leur tempérament, s'il ne les portait pas à la vertu ; et cette disposition de cœur et d'esprit qui passe des aïeuls par les pères dans leurs descendants, est cette bravoure si familière aux personnes nobles, et peut-être la noblesse elle-même1. »

Cette pensée, que termine un trait si profond, prend', pour ainsi dire, un corps dans le saisissant contraste qui la complète et la résume : « Jetez-moi

« Il se coule, avec le sang, de certaines semences de bien et de mal, qui germent avec le temps dans nos âmes, qui font naître en nous les bonnes et les mauvaises qualités..... Ceux de qui les ancêtres se sont rendus signalés par de mémorables exploits, se trouvent, en quelque façon, engagés à suivre le chemin qui leur est ouvert ; et la noblesse, qui, comme une belle lumière, éclaire toutes leurs actions, les excite à la vertu par ces exemples domestiques, ou lés retire du vice par la crainte de l'infamie. Et certes, comme ceux qui sont nés dans le peuple ne pensent pas être obligés de passer plus avant que ceux de qui ils sont sortis, de même une personne de bonne maison croiroit être digne de blâme, si du moins elle ne pouvoit parvenir à même degré d'estime où ses prédécesseurs sont montés. (Fare!, L'Honnéte homme, chap. 2).

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dans les troupes comme un simple soldat, je suis Thersite; mettez-moi à la tête d'une armée dont j'aie à répondre à toute l'Europe, je suis Achille. Laissons s'écouler encore un siècle, et tel soldat qui, sorti des rangs du peuple, serait mort obscur sous Louis XIV, pourra, grâce à notre révolution sociale de 1789, commander des armées victorieuses et réaliser glorieusement le mot de La Bruyère ; il deviendra un Achille.

En face des différences de sentiments et d'idées qui éclatent entre les hommes, il y a l'inclination qui les porte à s'unir avec leurs semblables. Malebranche ne l'a pas étudiée moins attentivement que les conséquences de nos distinctions sociales. « Voulez-vous savoir, dit-il, si les hommes tiennent à leur prince, à leur patrie; cherchez-en qui en connaissent les intérêts et qui n'aient point d'affaires particulières qui les occupent: vous verrez alors combien grande sera leur ardeur pour les nouvelles, leur inquiétude pour les batailles, leur joie dans les victoires, leur tristesse dans les défaites. Vous verrez alors clairement que les hommes sont étroitement unis à leur prince et à leur patrie 1. »

Ce n'est là que l'indication d'un développement, mais elle est assez féconde pour que La Bruyère en

1 Recherche de la vérité, IV, 13.

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