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sur ses traces que Malebranche a dit : « Les hommes ne sont pas faits pour examiner toute leur vie les moucherons et les insectes. >> - <«< Il est vrai qu'il n'y a pas grand danger pour la vérité que des gens aiment les médailles, les armes et les habillements des anciens..... Mais on ne peut souffrir que l'admiration pour l'antiquité se rende maîtresse de la raison1.>> C'est en s'inspirant de la pensée de Descartes que La Bruyère a peint de verve ce fleuriste qui admire ses tulipes, tandis que «< Dieu et la nature sont en tout cela ce qu'il n'admire point; » ce curieux qui se borne à savoir d'une médaille « le fruste, le flou et la fleur de coin; » cet amateur d'insectes qui «< est plongé dans une amère douleur, » parce qu'il vient de voir expirer une chenille, «< et quelle chenille ! 2 »

Un cartésien presque entièrement oublié, Antoine Le Grand 3, a tiré de la pensée de Descartes sur les excès de l'admiration une assez jolie critique, dont La Bruyère a profité à la façon de Molière, prenant son bien partout où il le trouvait. La voici :

« Quel épamissement 4 de joie [les fleuristes] ne témoignent-ils pas, quand leur jardin leur a fait une fleur nouvelle, qu'une tulipe a bien marqué, qu'une animonde 5 a doublé à proportion, et qu'un œillet a

Recherche de la vérité, iv, 7.

v, 7.

2 De la mode, II.

› Les Caractères de l'homme sans passions, 11 partie, 4o dis

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mêlé agréablement le sang et le lait parmi ses feuilles! Mais aussi quel déplaisir ne conçoivent-ils pas, quand les vers ont troué un oignon dans une planche, que le soleil a desséché une plante dans un violier, que le vent ou le froid a fait mourir un arbrisseau contre la muraille? On les voit aussi affligés de leur perte que de celle d'un royaume, et je ne sais s'ils ne préféreraient pas la mort du plus cher d'un de leurs amis à celle d'une tulipe ou d'une animonde. »

Une étude sur le parti que La Bruyère a tiré de livres qu'on ne lit plus de nos jours pourrait offrir un certain intérêt. Il a parfois résumé des traités entiers en peu de pages ou en quelques lignes. Tels sont les Entretiens de l'avocat Guéret sur l'éloquence de la chaire et du barreau 1, dont il a rassemblé les idées essentielles dans le parallèle qu'il a terminé par ces mots : « Il est plus aisé de prêcher que de plaider, et plus difficile de bien prêcher que de bien plaider 2. » Tel est encore peut-être l'ouvrage 3 qui parut un an après les Femmes savantes, sous ce titre De l'égalité des deux sexes, discours physique et moral où l'on voit l'importance de se défaire des préjugés. On y dit que l'esprit n'a point de sexe, que les deux sexes ont un droit égal sur les sciences, que les femmes sont capables de les enseigner

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toutes, capables des dignités ecclésiastiques et des charges de judicature, capables d'être générales d'armée, capables aussi bien que les hommes des différents emplois de la société. Philaminte ne poussait vraiment ses prétentions ni si loin, ni si haut, lorsqu'elle s'indignait qu'on bornât à des futilités les talents des femmes, et qu'on leur fermât la porte aux sublimes clartés1.

La Bruyère n'a eu garde de prendre au sérieux la plupart des conclusions de ce livre aussi bizarre que médiocre, mais il en a, de même de même que Malebranche, adopté quelques idées justes, celle-ci, par exemple, « que les femmes sont imaginatives et spirituelles 2. >>

« C'est aux femmes, dit Malebranche 3, à décider des modes, à juger de la langue, à discerner le bon air et les belles manières. Elles ont plus de science, d'habileté et de finesse que les hommes sur ces choses. Tout ce qui dépend du goût est de leur ressort, mais, pour l'ordinaire, elles sont incapables de pénétrer les vérités un peu difficiles à découvrir. » Il attribue l'insuffisance de leur esprit pour l'étude des sciences à la délicatesse des fibres de leur cerveau, mais il reconnaît qu'il y a des femmes savantes, des femmes capables de tout, et qu'il se trouve au

1 Les femmes savantes, III, 2. P. 178-181. 2 de la vérité, II, 2e partie, 1, § 1.

3 Recherche

contraire des hommes incapables de rien pénétrer et de rien exécuter. >>

L'auteur des Caractères proclame la supériorité des femmes sur les hommes dans l'art « de rendre délicatement une pensée qui est délicate1, » mais il compte parmi les causes qu'il assigne à leur ignorance, «< ou la faiblesse de leur complexion, ou une certaine légèreté qui les empêche de suivre de longues études, ou un éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses 2. » C'est, sous une forme moins rigoureusement philosophique, un ensemble d'idées analogues à celles de Malebranche.

Plusieurs autres analogies entre les deux écrivains s'expliquent par l'influence de Descartes, leur maître commun. Sans parler de son action sur Malebranche, qui est manifeste et continuelle, on ne doit pas oublier que La Bruyère a dit, après Descartes, que <«< l'on n'a guère vu, jusques à présent, un chefd'œuvre d'esprit qui soit l'ouvrage de plusieurs 3; » qu'il a résumé ses doctrines sur Dieu et sur l'immortalité de l'âme 4; qu'il a partagé ses vues sur la politique qui s'en tient à ce qu'elle trouve établi dans

2 Des femmes, xlix.

Des ouvrages de l'esprit, xxxvII. 3 Des ouvrages de l'esprit, ix. - Descartes, Discours de la méthode, 2e partie : « Souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé. »

• Descartes et La Bruyère, passim.

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un gouvernement quelconque ; qu'il a développé ses idées sur la générosité, l'humilité vertueuse, l'humilité vicieuse, le mérite personnel, l'amour, l'amitié, la haine, le désir, l'estime, le mépris, le dédain, la moquerie, la pitié, la jalousie, l'envie, l'émulation, la reconnaissance, l'ingratitude, l'irrésolution, la satisfaction de soi-même, soit dans des maximes, soit dans des caractères tels qu'Arsène ou l'admirateur de sa propre personne, Philemon ou le fat somptueux, Mopse ou l'indiscret, Ménippe ou l'oiseau paré de divers plumages, Arrias ou l'homme universel, Théodecte ou le fat insolent, Troïle ou le parasite despote, Eutiphron ou le riche égoïste, Cydias ou le pédant bel esprit, Clitiphon ou l'important, Brontin ou le faux dévot, Giton ou le riche qui se croit tout dû et tout permis, Phédon ou le pauvre, Théophile ou celui qui veut gouverner les grands, Téléphon ou le riche en faveur, Aristarque ou le bienfaisant par ostentation, Pamphile ou le grand infatué de lui-même, Onuphre ou le dévot hypocrite de cour. Joignez à tout cela 2 les parallèles entre l'amour et l'amitié, entre la jalousie et l'émulation, le ta

1 Des ouvrages de l'esprit, xxiv. - Du mérite personnel, xxvII, XXVIII, XL. De la société et de la conversation, IX, XII, XIII, XXIV, LXXV. Des biens de fortune, XII, XXX, LxxxIII.

grands, xv, xx, XLV, L. - De la mode, xxiv.

Des

III. De l'homme, LXXXV. Des femmes, LXXXII.

2 Du cœur, Des jugements, XXVIII.

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