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aux formes incessamment renouvelées des sociétés humaines; mais ces modifications ne peuvent jamais changer les lois les plus élémentaires du développement de notre esprit.

La Bruyère a vu d'un coup d'œil aussi pénétrant que ferme ce qu'on doit attendre de l'étude des langues, qui sont la clef ou l'entrée des sciences, et rien de plus1.>> Comme Malebranche, il a critiqué l'abus de cette étude. Celui-ci s'était demandé pourquoi «< il y a des personnes qui passent toute leur vie à lire des livres « écrits dans des langues étrangères, obscures et corrompues, et par des auteurs sans goût et sans intelligence 2; » celui-là raille les gens qui passent leur vie à déchiffrer «<les idiomes les plus inutiles, avec les caractères les plus bizarres et les plus magiques 3. » Pour lui, « il ne s'agit point si les langues sont anciennes ou nouvelles, mortes ou vivantes, mais si elles sont grossières ou polies, si les livres qu'elles ont formés sont d'un bon ou d'un mauvais goût1. >>

En signalant la passion de l'homme qui étudie toutes sortes de langues, Malebranche remonte au motif qui le fait agir et le trouve dans le désir qu'a ce faux savant de s'élever au-dessus des autres hommes. La Bruyère, en traitant le même sujet, laisse à son

1 Des jugements, xix. ? Recherche de la vérité, 1v, 7. › De la mode, 11. Des jugements, XIX.

lecteur le soin d'expliquer la passion de ceux qui plient sous le faix des mots, « pendant que leur esprit reste vide1. » Il se borne à la peindre des couleurs les plus vives. L'un est un philosophe, l'autre un moraliste.

Cette différence se fait bien sentir dans la manière dont ils ont tourné en ridicule certains amateurs de l'antiquité. Hermagoras « n'a jamais vu et ne verra point Versailles, mais il a presque vu la tour de Babel et il en compte les degrés ; il entend dire que le roi jouit d'une santé parfaite et il se souvient à ce propos que Thetmosis, un roi d'Egypte, était valétudinaire 2. >>

Rien de plus spirituel et de plus original que le portrait d'Hermagoras. Nul doute pourtant que la lecture de Malebranche n'en ait donné l'idée à La Bruyère.

Malebranche, à propos des faux savants qu'agite l'esprit de polymathie, » arrive à ceux qui « font gloire de savoir les histoires les plus anciennes et les plus rares. >>

<<< Ils ne savent pas, dit-il3, la généalogie des princes qui règnent présentement, et ils recherchent avec soin celle des hommes qui sont morts il y a quatre mille ans..... Ils ne connaissent pas même

De la mode, 11. —
2 De la société et de la conversation, LXXIV.
3 Recherche de la vérité, iv, 7.

leurs propres parents; mais si vous le souhaitez, ils vous apporteront plusieurs autorités pour vous prouver qu'un citoyen romain était allié d'un empereur, etc. » La Bruyère s'est approprié les critiques de son devancier par le tour piquant et concis qu'il leur a donné.

Les deux écrivains ont parlé de la manie des citations, mais ici encore La Bruyère a réuni en un vivant portrait les observations de Malebranche. Celuici avait dit : « Il n'y a que la fausse érudition et l'esprit de polymathie qui ait pu rendre les citations à la mode..... Il est contraire au sens commun d'apporter un grand passage grec pour prouver que l'air est transparent, parce que c'est une chose connue à tout le monde; de se servir de l'autorité d'Aristote pour nous faire croire qu'il y a des intelligences qui remuent les cieux, parce qu'il est évident qu'Aristote n'en pouvait rien savoir1. »>

La Bruyère, au lieu de raisonner sur cette idée, la met en action. « Hérille, soit qu'il parle, qu'il harangue ou qu'il écrive, veut citer: il fait dire au prince des philosophes que le vin enivre et à l'orateur romain que l'eau le tempère. S'il se jette dans la morale, ce n'est pas lui, c'est le divin Platon qui assure que la vertu est aimable, le vice odieux, etc. 2 »

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Si l'on compare Malebranche et La Bruyère dans ce qu'ils ont écrit des grands, on trouvera plus de marques d'une perspicacité sagace et curieuse dans les caractères du peintre des mœurs de son siècle, mais on admirera un coup d'œil d'ensemble plus étendu dans les pages où Malebranche' montre les effets produits par la prévention en faveur des grands, soit qu'il parle des révolutions religieuses que leur influence a causées en Angleterre, en Allemagne, en Suède, en Danemark, soit qu'il peigne les courtisans d'Alexandre et de Denys le tyran penchant la tête et s'appliquant à la géométrie pour imiter leurs maîtres, soit soit qu'à propos des gens de cour qui en Ethiopie, se rendaient boiteux et difformes, ou même se donnaient la mort, pour se rendre semblables à leurs souverains, il fasse remarquer la prévention des Français, qui trouvent bizarre tout ce qui contrarie leurs usages, et qui se montrent à leur tour si singuliers dans leurs coutumes et dans leurs modes.

La Bruyère2 a spirituellement rendu quelques-unes de ces idées, quand il a montré le ridicule de certains usages accrédités parmi nous, quand il les a opposés

Recherche de la vérité, 11, 3e partie, 2.

1 Des jugements, xxii, xx, xxiv. - De quelques usages, LXXIII. - Des biens de fortune, LXXI.— Comparez Montaigne, Essais, 1, 30- Montesquicu, Lettres persanes, xxx: « Ah! ah! monsieur est Persan! c'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan?»

à certaines habitudes des Siamois, et d'autres peuples qui nous semblent barbares, quand il a représenté en un tableau où tout vit, agit et respire, les grands de la cour de Versailles qui « forment un vaste cercle autour de l'autel de leur dieu, ont les faces élevées vers leur roi, et paraissent l'adorer pendant que ce prince adore Dieu 1. »

Quelques lignes de Descartes sur les excès de l'admiration contiennent, comme en un germe fécond, tous les développements de Malebranche et de La Bruyère sur les manies des faux savants et des curieux. «< Lorsque l'admiration est excessive, dit Descartes, et qu'elle fait qu'on arrête seulement son attention sur la première image des objets qui se sont présentés, sans en acquérir d'autre connaissance, elle laisse après soi une habitude qui dispose l'âme à s'arrêter en même façon sur tous les autres objets qui se présentent, pourvu qu'ils lui paraissent tant soit peu nouveaux. Et c'est ce qui fait durer la maladie de ceux qui sont aveuglément curieux, c'est-à-dire qui recherchent les raretés seulement pour les admirer, et non point pour les connaître 2. >>

Tout ce que Malebranche et La Bruyère ont mis en œuvre pour expliquer et peindre les excès de nos inclinations et de nos passions, a été vu en grand par le génie pénétrant de Descartes. C'est en marchant

De la cour, LXXIV. 2 Les Passions de l'âme, 78.

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