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Vouloir encor percer ce sein infortuné
Pour y chercher le cœur que tu m'avais donné,
De la paix qu'elle rompt je ne suis plus le gage;
Je brise avec honneur mon illustre esclavage;
J'ose reprendre un cœur pour aimer et haïr,
Et ce n'est plus qu'à toi que je veux obéir.
Le consentiras-tu cet effort sur ma flamme,
Toi, son vivant portrait, qui règnes sur mon ame,
Cher prince (1) dont je n'ose en mes plus doux souhaits
Fier encor le nom aux murs de ce palais?

Je sais quelles seront tes douleurs et tes craintes;
Je vois déjà tes maux, j'entends déjà tes plaintes :
Mais pardonne aux devoirs qu'exige enfin un roi
A qui tu dois le jour qu'il a perdu pour moi.

Rodogune, de Corneille.

(1) Seleucus, fils de Cléopâtre.

CHAPITRE IV.

Tableaux divers de Poésie.

NARRATIONS.

LES peintures vives sont ordinairement étalées dans les narrations et les descriptions; elles sont employées tantôt pour orner le récit de quelque fait important; par exemple, la relation d'une bataille, d'une tempête, de la mort d'un héros ou de quelque autre accident tragique; tantôt pour présenter l'image des différentes passions, comme de la colère, de la vengeance, de la trahison, etc.; tantôt pour embellir les grands sujets, et tout ce qui doit frapper l'imagination. Elles doivent présenter des tableaux si frappans, et dont les couleurs soient si vives et si naturelles, qu'on ne croie plus entendre le poëte, mais que, par une agréable illusion, on se voie transporté dans le lieu où la chose dont on parle s'est passée, ou que l'on s'imagine voir les personnes ou les choses dont il est question dans le sujet. Les objets les plus pitoyables, même les plus affreux, ont de quoi plaire s'ils sont bien exprimés; le plaisir qu'on a de voir une belle imitation ne vient pas précisément de l'objet, mais de la réflexion que fait l'esprit, qu'il n'y a rien en effet de plus ressemblant. Les exemples suivans feront sentir l'effet que doivent produire les peintures vives.

Cinna raconte à Émilie les progrès de la conspiration qu'il avait formée contre Auguste.

Jamais contre un tyran entreprise conçue
Ne permit d'espérer une si belle issue;
Jamais de telle ardeur on n'en jura la mort,
Et jamais conjurés ne furent mieux d'accord...
Plût à Dieu que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle!...
Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux.
Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome,
Et son salut dépend de la perte d'un homme...
Au seul nom de César, d'Auguste et d'empereur,
Vous eussiez vu leurs yeux s'enflammer de fureur...
Là, par un long récit de toutes les misères

Que pendant notre enfance ont enduré nos pères,
Renouvelant leur haine avec leur souvenir,
Je redouble en leurs cœurs l'ardeur de le punir...
J'ajoute à ce tableau la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable,
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat,
Et, pour tout dire enfin, de leug triumvirat.
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires,
Je les peins dans le meurtre à l'envi triomphans;
Rome entière noyée au sein de ses enfans;
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques;
Le méchant par le prix au crime encouragé ;
Le mari par sa femme en son lit égorgé ;
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père
Et sa tête à la main demandant son salaire;
Sans pouvoir exprimer par tant d'horribles traits
Qu'un crayon imparfait de leur sanglante paix.
Vous dirai-je les noms de ces grands personnages
Dont j'ai dépeint les morts pour aigrir leurs courages ?...
J'ajoute en peu de mots : toutes ces cruautés,
La perte de nos biens et de nos libertés,
Le ravage des champs, le pillage des villes,
Et les proscriptions et les guerres civiles,

Sont les degrés sanglans dont Auguste a fait choix,
Pour monter sur le trône et nous donner des lois.
Mais nous pouvons changer un destin si funeste,
Puisque de trois tyrans c'est le seul qui nous reste,
Et que juste une fois, il s'est privé d'appui,
Perdant pour régner seul deux méchans après lui..

A peine ai-je achevé, que chacun renouvelle
Par un noble serment le vœu d'être fidèle ;
L'occasion leur plaît; mais chacun veut pour soi
L'honneur du premier coup que j'ai choisi pour moi.

Cinna, de Corneille.

L'oracle de Calchas avait prononcé que les Grecs faisaient de vains efforts pour prendre la ville de Troie, et qu'ils devaient sacrifier Iphigénie, fille d'Agamemnon, chef des princes grecs, pour obtenir un vent favorable qui les conduisît à Troie. Dans le récit suivant, Ulysse raconte à Clytemnestre, mère d'Iphigénie, comment sa fille a échappé à la mort, et comment l'oracle a eu néanmoins son accomplissement :

Jamais jour n'a paru si mortel à la Grèce.
Déjà de tout le camp la discorde maîtresse
Avait sur tous les yeux mis son bandeau fatal,
Et donné du combat le funeste signal.
De ce spectacle affreux votre fille alarmée,
Voyait pour elle Achille et contre elle l'armée;
Mais, quoique seul pour elle, Achille furieux
Épouvantait l'armée, et partageait les dieux.
Déjà de traits en l'air s'élevait un nuage;
Déjà coulait le sang, prémice du carnage.
Entre les deux partis Calchas s'est avancé,
L'œil farouche, l'air sombre et le poil hérissé,
Terrible et plein du Dieu qui l'agitait sans doute :

Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs, qu'on m'écoute.
Le Dieu qui maintenant vous parle par ma voix,
M'explique son oracle et m'instruit de son choix.
Un autre sang d'Hélène, une autre Iphigénie,
Sur ce bord immolée, y doit laisser sa vie.
Thésée avec Hélène uni secrètement
Fit succéder l'hymen à son enlèvement.
Une fille en sortit, que sa mère a célée.
Du nom d'Iphigénie elle fut appelée...

Elle me voit, m'entend, elle est devant vos yeux;
Et c'est elle en un mot que demandent les dieux.
Ainsi parle Calchas. Tout le camp, immobile
L'écoute avec frayeur et regarde Eriphile.
Elle était à l'autel, et peut-être en son cœur
Du fatal sacrifice accusait la lenteur.
Elle-même tantôt d'une course subite

Était venue aux Grecs annoncer votre fuite.
On admire en secret sa naissance et son sort,
Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort,
L'armée à haute voix se déclare contre elle,
Et prononce à Calchas sa sentence mortelle.
Déjà pour la saisir Calchas lève le bras.
Arrête, a-t-elle dit, et ne m'approche pas;
Le sang de ces héros, dont tu me fais descendre,
Sans tes profanes mains saura bien se répandre.
Furieuse elle vole, et sur l'autel prochain
Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein.
A peine son sang coule et fait rougir la terre,
Les dieux font sur l'autel entendre le tonnerre,
Les vents agitent l'air d'heureux frémissemens,
Et la mer leur répond par ses gémissemens...
Tout s'empresse, tout part: la seule Iphigénie
Dans ce commun bonheur pleure son ennemie.
Des mains d'Agamemnon venez la recevoir :
Venez: Achille et lui brûlent de vous revoir.

Peintures vives.

Iphigénie, de Racine.

Pauline, femme de Polyeucte, seigneur arménien, raconte à une de ses confidentes un songe qui lui donnait de grands alarmes sur le compte de son mari. Or, il est bon de savoir que Polyeucte avait embrassé depuis peu le christianisme; mais il n'en faisait pas encore profession ouvertement, et Pauline sa femme, qui était païenne, ne savait encore rien de son changement : dans ce moment elle venait d'apprendre à sa confidente, qu'avant d'être mariée elle avait aimé Sévère, chevalier romain parce que Félix son père le lui avait d'abord destiné pour époux. Le bruit avait couru qu'il avait été tué depuis peu à la guerre. C'est dans cette circonstance qu'elle a le songe qu'on va voir décrit, et qui est dépeint avec cette noblesse et ces images magnifiques avec lesquelles le grand Corneille savait si bien tracer ses figures.

Je l'ai vu cette nuit, ce malheureux Sévère,
La vengeance à la main, l'œil ardent de colère.

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