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D'ailleurs les comédiens de Guénégaud le pressaient de revenir à eux : ils avaient en tête un dessein fort singulier et qui ne pouvait manquer d'être très fruc

tueux.

On venait d'arrêter la célèbre Voisin, devineresse, magicienne et empoisonneuse : une enquête sévère avait recueilli contre elle des preuves écrasantes et démontré en même temps qu'elle avait eu pour complices plusieurs dames de la cour et quelques grands personnages. Cette affaire faisait plus de bruit encore que n'en avait fait trois ans auparavant le procès de la marquise de Brinvilliers. Les comédiens eurent l'idée hardie d'exploiter un si gros scandale: il ne s'agissait pas, bien entendu, de porter toute cette histoire au théâtre, le roi ne l'eût pas permis; il suffisait de choisir dans cette trop riche matière les traits les plus généraux, les moins compromettants, les quelques détails comiques que le procès avait révélés : on était sûr, avec cela, de faire courir tout Paris. Mais il s'agissait de faire vite. Avec l'aide de De Visé, Thomas Corneille composa en toute hâte une pièce, qu'il trouva moyen de faire paraître avant que l'arrêt fût rendu, et dans le temps même que la curiosité publique était le plus excitée. La Devineresse fut jouée pour la première fois le 19 novembre 1679, trois mois avant l'exécution de la Voisin.

Le succès ne manqua point. Il fut, nous dit De Visé', << un des plus prodigieux du siècle ». Le 31 décembre, la recette était encore de 1 300 livres; pendant presque tout le mois de janvier, elle se maintint au-dessus de 1000 livres; au commencement de février, le jour du supplice approchant, elle s'éleva plus haut encore: à

1. Mercure de janvier 1710.

1342, 1399, 1595 livres. Il y eut 45 représentations de suite.

Quand la presse commença à devenir moins grande, les auteurs imaginèrent une ingénieuse réclame pour attirer à Guénégaud les derniers retardataires. Ils firent distribuer dans Paris un almanach illustré où se trouvaient figurés et expliqués les trucs les plus nouveaux de la pièce 1. Car il faut dire qu'ils avaient fait dans la Devineresse un heureux emploi des machines, et ce furent sans doute les artifices merveilleux qu'ils y avaient introduits, qui en soutinrent le succès, longtemps après l'exécution de la Voisin, jusqu'en l'année 1685.

1. Par une rare bonne fortune, ce curieux almanach nous a été conservé un exemplaire, découpé en plusieurs morceaux, est intercalé dans un volume factice de la Bibliothèque de l'Arsenal (B. L. 9830, bis), qui contient les éditions originales de la Devineresse et de deux autres pièces de Th. Corneille. Les figures de cet almanach ont été reproduites par M. E. Thierry dans son édition du Théâtre de Thomas Corneille. Ajoutons que la Devineresse eut aussi un gros succès de librairie comme on s'en arrachait les exemplaires, de nombreuses contrefaçons parurent aussitôt en Hollande et à Paris. Pour dérouter les copistes, l'éditeur dut faire tirer en caractères spéciaux le titre et toutes les indications d'actes et de scènes, et le Mercure, organe officiel de Corneille, partit en guerre contre les contrefacteurs (Mercure de février 1680, p. 345).

CHAPITRE V

AFFAIRES DOMESTIQUES ET RELATIONS MONDAINES

Les dernières œuvres de théâtre : la Pierre philosophale, l'Usurier, les Dames vengées. Vie privée de Th. Corneille : ses rapports avec son frère; sa famille; mariage de sa fille Marthe. Ses relations mondaines. Ses amis particuliers. Ses mérites et ses vertus.

Après la Devineresse, c'en est fini ou à peu près des succès dramatiques de Th. Corneille : en 1681, une nouvelle pièce à grand spectacle, la Pierre philosophale, tombera tout à fait, parce que la matière en sera jugée trop inquiétante et trop remplie de mystère; en 1685, une audacieuse comédie de mœurs, l'Usu`rier 3, tombera aussi, peut-être parce que la société du

1. En collaboration avec De Visé. La première représentation eut lieu le 23 février 1681 le nom des auteurs, une réclame habilement faite (Mercure de janvier 1681) avaient attiré une foule considérable : la recette fut de 1794 livres (Registre de Lagrange). La deuxième représentation, donnée le 25 février, ne rapporta pas 400 livres et fut la dernière. Cette pièce n'a pas été imprimée seul le programme ou livre de sujet nous en a été conservé.

2. De 1683 à 1684, Th. Corneille travaillera à deux comédies de l'acteur Hauteroche le Deuil et la Dame invisible: il avait déjà, en 1673, collaboré au Comédien-Poète de Montfleury.

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3. L'Usurier fut joué pour la première fois le 13 février 1685. Les frères Parfaict donnent cette pièce comme anonyme; aucun dictionnaire ni aucune biographie ne l'attribuent à Thomas Corneille, et pourtant la paternité n'en était pas difficile à établir, puisqu'il suffisait de consulter le Registre de Lagrange : « Le 13 février, l'Usurier, comédie nouvelle de MM. De Vizé et Corneille : 1477 livres, 10 sous ». D'ail

temps y trouvera trop bien mis au jour les maux secrets dont elle souffre; le Baron des Fondrières (1686) n'aura qu'une seule représentation 1; la tragédie de Bradamante (1695) échouera presque aussi misérablement *. Il faut dire que la comédie des Dames vengées (1695) sera fort bien accueillie l'on en goûtera l'art ingénieux et même original, l'observation piquante, le style vif, parfois brillant, mérites rares en cette époque de médiocrité, nouveaux en tout cas chez Corneille. Mais ce ne ce ne sera là qu'un succès éphémère, dont De Visé, l'ordinaire collaborateur, voudra encore partager la gloire, et qui ne fera en somme que jeter une lumière, toute fugitive, sur un nom déjà un peu effacé, que rendre au triomphateur d'autrefois la retraite plus honorable et plus douce.

On peut donc dire qu'à partir de 1680, Th. Corneille ne compte plus parmi les hommes de théâtre. Mais, s'il n'est plus auteur dramatique que par occasion, ce n'est point qu'il sente le besoin du repos. Il commence pourtant à vieillir: après avoir travaillé, presque sans relâche, pendant trente-cinq années, il aurait, semble-t-il, le droit de faire sa retraite. Eh bien! à cette heure où les plus

leurs les deux notes que les auteurs du Mercure firent paraître dans les volumes de janvier et de février 1685, soit pour annoncer, soit pour défendre la comédie, auraient dû suffire à faire deviner qu'il s'agissait d'un ouvrage de la maison. Elles sont rédigées avec une vivacité que les frères Parfaict eux-mêmes avaient remarquée.

1. Le public même, s'il en faut croire le Manuscrit de Tralage, signifia durement son congé à l'auteur. « A cette pièce, on entendit pour la première fois des sifflets au parterre. » D'après Racine, ce serait six ans plus tôt, à « l'Aspar du sieur de Fontenelle », que les spectateurs auraient commencé à se révolter.

2. Bradamante n'était pas d'ailleurs un ouvrage nouveau; c'était, Corneille nous le dit lui-même, une vieille tragédie, datant de plus de quinze ans, qu'il avait tirée, on ne sait pourquoi, de ses cartons, et qu'il aurait mieux fait d'y laisser. Ajoutons qu'en 1693, Th. Corneille était revenu à l'opéra et avait écrit le poème de Médée, dont Antoine Charpentier avait composé la musique.

actifs commencent à connaître la lassitude, il va courir une nouvelle carrière et cette époque, qui aurait pu être le dernier terme de sa vie littéraire, n'en marque que le tournant. Après avoir jeté sur la scène plus de quarante ouvrages de toutes sortes, comédies, tragédies, opéras, pièces à machines, il va, érudit improvisé, passer en revue presque toutes les matières du savoir humain. Il sera tour à tour journaliste, grammairien, historien, géographe, homme de science: il aura le courage d'entreprendre et la force d'achever des travaux énormes, écrasants, auxquels il semble que tout un âge d'homme aurait à peine pu suffire, et ainsi, exemple presque unique dans l'histoire des lettres, nous trouverons dans une seule existence, ajoutées l'une à l'autre et comme soudées, une vie brillante de poète et une vie laborieuse de savant.

Nous allons tout à l'heure suivre Corneille dans cette nouvelle voie ; mais auparavant il nous paraît utile de jeter un regard sur sa vie privée, sur ses affaires domestiques, sur ses relations amicales et mondaines et aussi de marquer les principaux traits de cette aimable physionomie.

Nous avons déjà dit que Pierre et Thomas avaient continué à Paris la très douce et très étroite intimité dans laquelle ils avaient vécu à Rouen. En 1680, nous les trouvons encore tous les deux dans la même maison, rue de Cléry. Rien n'avait pu troubler la parfaite union de ces deux frères, qui avaient si longtemps suivi le même chemin et dont le moins grand avait eu la meilleure fortune. Thomas, malgré ses succès, se plaçait lui-même bien au-dessous de son aîné il sentait bien que sa réputation, à lui, n'était que la menue monnaie de la gloire; mais il ne souhaitait rien au delà. Les contemporains nous ont transmis un détail touchant :

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