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généreusement à Xantus le sou pour livre, et lui en donnèrent quittance sans rien payer.

Xantus avoit une femme de goût assez délicat, et à qui toutes sortes de gens ne plaisoient pas; si bien que de lui aller présenter sérieusement son nouvel esclave, il n'y avoit pas d'apparence, à moins qu'il ne la voulût mettre en colère et se faire moquer de lui. Il jugea plus à propos d'en faire un sujet de plaisanterie, et alla dire au logis qu'il venoit d'acheter un jeune esclave, le plus beau du monde et le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui servoient sa femme se pensèrent battre à qui l'auroit pour son serviteur; mais elles furent bien étonnées quand le personnage parut. L'une se mit la main devant les yeux; l'autre s'enfuit; l'autre fit un cri. La maîtresse du logis dit que c'étoit pour la chasser qu'on lui amenoit un tel monstre; qu'il y avoit longtemps que le philosophe se lassoit d'elle. De parole en parole, le différend s'échauffa jusques à tel point que la femme demanda son bien, et voulut se retirer chez ses parents. Xantus fit tant par sa patience, et Ésope par son esprit, que les choses s'accommodèrent. On ne parla plus de s'en aller; et peut-être que l'accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel esclave.

Je laisserai beaucoup de petites choses où il fit paraître la vivacité de son esprit; car, quoiqu'on puisse juger par-là de son caractère, elles sont de trop peu de conséquence pour en informer la postérité. Voici seulement un échantillon de son bon sens, et de l'ignorance de son maître. Celui-ci alla chez un jardinier se choisir lui-même une salade; les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui satisfaire l'esprit sur une difficulté qui regardoit la philosophic aussi bien que le jardinage: c'est que les herbes qu'il plantoit et qu'il cultivoit avec un grand soin ne profitoient point, tout au contraire de celles que la terre produisoit d'elle-même sans culture ni amendement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on a coutume de faire quand on est court. Ésope se mit à rire; et ayant tiré son maître à part, il lui conseilla de dire à ce jardinier qu'il lui avoit fait une réponse ainsi générale, parce que la question n'étoit pas digne de lui: il le laissoit donc avec son garçon, qui assurément le satisferoit. Xantus s'étant allé promener d'un autre côté du jardin, Ésope compara la terre à une femme qui, ayant des enfants d'un premier mari, en épouseroit un second qui auroit aussi des enfants d'une autre femme: sa nouvelle épouse ne manqueroit pas de concevoir de l'aversion

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pour ceux-ci, et leur ôteroit la nourriture, afin que les siens en profitassent. Il en étoit ainsi de la terre, qui n'adoptoit qu'avec peine les productions du travail et de la culture, et qui réservoit toute sa tendresse et tous ses bienfaits pour les siennes seules: elle étoit marâtre des unes, et mère passionnée des autres. Le jardinier parut si content de cette raison, qu'il offrit à Ésope tout ce qui étoit dans son jardin.

Il arriva quelque temps après un grand différend entre le philosophe et sa femme. Le philosophe, étant de festin, mit à part quelques friandises, et dit à Esope: Va porter ceci à ma bonne amie. Ésope l'alla donner à une petite chienne, qui étoit les délices de son maître. Xantus, de retour, ne manqua pas de demander des nouvelles de son présent, et si on l'avoit trouvé bon. Sa femme ne comprenoit rien à ce langage; on fit venir Ésope pour l'éclaircir. Xantus, qui ne cherchoit qu'un prétexte pour le faire battre, lui demanda s'il ne lui avoit pas dit expressément : Va-t'en porter de ma part ces friandises à ma bonne amic. Ésope répondit là-dessus que la bonne amie n'étoit pas la femme, qui, pour la moindre parole, menaçoit de faire un divorce: c'étoit la chienne, qui enduroit tout, et qui revenoit faire caresses après qu'on l'avoit battue. Le philosophe demeura court, mais sa femme entra dans une telle colère, qu'elle se retira d'avec lui. Il n'y eut ni parent ni ami, par qui Xantus ne lui fît parler, sans que les raisons ni les prières y gagnassent rien. Ésope s'avisa d'un stratagème. Il acheta force gibier, comme pour une noce considérable, et fit tant qu'il fut rencontré par un des domestiques de sa maîtresse. Celui-ci demanda pourquoi tant d'apprêts. Ésope lui dit que son maître, ne pouvant obliger sa femme de revenir, en alloit épouser une autre. Aussitôt que la dame sut cette nouvelle, elle retourna chez son mari par esprit de contradiction ou par jalousie. Ce ne fut pas sans la garder bonne à Ésope, qui tous les jours faisoit de nouvelles pièces à son maître, et tous les jours se sauvoit du châtiment par quelque trait de subtilité. Il n'étoit pas possible au philosophe de le confondre.

Un certain jour de marché, Xantus, qui avoit dessein de régaler quelques uns de ses amis, lui commanda d'acheter ce qu'il y auroit de meilleur, et rien autre chose. Je t'apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t'en remettre à la discrétion d'un esclave. Il n'acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces : l'entrée,

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le second, l'entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d'abord le choix de ce mets; à la fin, ils s'en dégoûtèrent. Ne t'ai-je pas commandé, dit Xantus, d'acheter ce qu'il y auroit de meilleur? Eh! qu'y a-t-il de meilleur que la langue? reprit Ésope. C'est le lien de la vie civile, la clé des sciences, l'organe de la vérité et de la raison par elle on bâtit les villes et on les police; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées, on s'acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien! dit Xantus (qui prétendoit l'attraper), achète-moi demain ce qui est de pire: ces mêmes personnes viendront chez moi; et je veux diversifier.

Le lendemain, Ésope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde: c'est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu'elle est l'organe de la vérité, c'est aussi celui de l'erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade les méchantes choses. Si, d'un côté, elle loue les dieux, de l'autre elle profère les blasphèmes contre leur puissance. Quelqu'un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui étoit fort nécessaire; car il savoit le mieux du monde exercer la patience d'un philosophe. De quoi vous mettez-vous en peine? reprit Ésope. Eh! trouve-moi, dit Xantus, un homme qui ne se mette en peine de rien.

Ésope alla le lendemain sur la place; et voyant un paysan qui regardoit toutes choses avec la froideur et l'indifférence d'une statue, il amena ce paysan au logis. Voilà, dit-il à Xantus, l'homme sans souci que vous demandez. Xantus commanda à sa femme de faire chauffer de l'eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver elle-même les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire, quoiqu'il sût fort bien qu'il ne méritoit pas cet honneur; mais il disoit en lui-même : C'est peut-être la coutume d'en user ainsi. On le fit asseoir au haut bout; il prit sa place sans cérémonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blâmer son cuisinier; rien ne lui plaisoit : ce qui étoit doux, il le trouvoit trop sale; ce qui étoit trop salé, il le trouvoit trop doux. L'homme sans souci le laissoit dire et mangeoit de toutes ses dents. Au dessert, on mit sur la table un gâteau que la femme du philosophe avoit fait: Xantus le trouva mauvais, quoiqu'il fût très bon. Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus méchante que j'aie jamais mangée; il faut brûler l'ouvrière, car elle ne fera de sa

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vie rien qui vaille qu'on apporte des fagots. Attendez, dit le paysan ; je m'en vais quérir ma femme: on ne fera qu'un bûcher pour toutes les deux. Ce dernier trait désarçonna le philosophe, et lui ôta l'espérance de jamais attraper le Phrygien.

Or, ce n'étoit pas seulement avec son maître qu'Ésope trouvoit occasion de rire et de dire des bons mots. Xantus l'avoit envoyé en certain endroit : il rencontra en chemin le magistrat, qui lui demanda où il alloit. Soit qu'Ésope fût distrait, ou pour une autre raison, il répondit qu'il n'en savoit rien. Le magistrat, tcnant à mépris et irrévérence cette réponse, le fit mener en prison. Comme les huissiers le conduisoient: Ne voyez-vous pas, dit-il, que j'ai très bien répondu? Savois-je que l'on me feroit aller où je vais? Le magistrat le fit relâcher, et trouva Xantus heureux d'avoir un esclave si plein d'esprit.

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Xantus, de sa part, voyoit par là de quelle importance il lui étoit de ne point affranchir Ésope, et combien la possession d'un tel esclave lui faisoit honneur. Même un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Ésope, qui les serveit, i que les fumées leur échauffoient déjà la cervelle, aussi bien aux maîtres qu'aux écoliers. La débauche du vin, leur dit-il, a trois degrés le premier, de volupté; le second, d'ivrognerie; le troisième, fureur. On se moqua de son observation, et on continua de vider les pots. Xantus s'en donna jusqu'à perdre la raison, et à se vanter qu'il boiroit la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu'il avoit dit, gagea sa maison qu'il boiroit la mer tout entière; et pour assurance de la gageure, il déposa l'anneau qu'il avoit au doigt.

Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrêmement surpris de ne plus retrouver son anneau, lequel il tenoit fort cher. Ésope lui dit qu'il étoit perdu, et que sa maison l'étoit aussi, par la gageure qu'il avoit faite. Voilà le philosophe bien alarmé : il pria Ésope de lui enseigner une défaite. Ésope s'avisa de celle-ci.

Quand le jour que l'on avoit pris pour l'exécution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la honte du philosophe. Celui de ses disciples. qui avoit gagé contre lui triomphoit déjà. Xantus dit à l'assemblée Messieurs, j'ai gagé véritablement que je boirois toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans; c'est pourquoi, celui qui a gagé contre moi détourne leurs cours, et puis je

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ferai ce que je me suis vanté de faire. Chacun admira l'expédient que Xantus avoit trouvé pour sortir à son honneur d'un si mauvais pas. Le disciple confessa qu'il étoit vaincu, et demanda pardon à son maître. Xantus fut reconduit jusqu'en son logis avec acclamations.

Pour récompense, Ésope lui demanda la liberté. Xantus la lui refusa, et dit que le temps de l'affranchir n'étoit pas encore venu; si toutefois les dieux l'ordonnoient ainsi, il Y consentoit: partant, qu'il prît garde au premier présage qu'il auroit, étant sorti du logis; s'il étoit heureux, et que, par exemple, deux corneilles se présentassent à sa vue, la liberté lui seroit donnée; s'il n'en voyoit qu'une, qu'il ne se lassât point d'être esclave. Ésope sortit aussitôt. Son maître étoit logé à l'écart, et apparemment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu'il aperçut deux corneilles qui s'abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son maître, qui voulut voir lui-même s'il disoit vrai. Tandis que Xantus venoit, l'une des corneilles s'envola. Me tromperas-tu toujours? dit-il à Ésope: qu'on lui donne les étrivières. L'ordre fut exécuté. Pendant le supplice du pauvre Ésope, on vint inviter Xantus à un repas: il promit qu'il s'y trouveroit. Hélas ! s'écria Ésope, les présages sont bien menteurs! moi, qui ait vu deux corneilles, je suis battu; mon maître, qui n'en a vu qu'une, est prié de noce. Ce mot plut tellement à Xantus, qu'il commanda qu'on cessât de fouetter Ésope; mais, quant à la liberté, il ne pouvoit se résoudre à la lui donner, encore qu'il la lui promît en diverses occasions.

Un jour, ils se promenoient tous deux parmi de vieux monuments, considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu'on y avoit mises. Xantus en aperçut une qu'il ne put entendre, quoiqu'il demeurât longtemps à en chercher l'explication. Elle étoit composée des premières lettres de certains mots. Le philosophe avoua ingénuement que cela passoit son esprit. Si je vous fais trouver un trésor par le moyen de ces lettres, dit Ésope, quelle récompense aurai-je? Xantus lui promit la liberté et la moitié du trésor. Elles signifient, poursuivit Ésope, qu'à quatre pas de cette colonne nous en rencontrerons un. En effet, ils le trouvèrent après avoir creusé quelque peu dans la terre. Le philosophe fut sommé de tenir parole; mais il reculoit toujours. Les dieux me gardent de t'affranchir, dit-il à Ésope, que tu ne m'aies donné avant cela l'intelligence de ces lettres! ce me sera un autre

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